Petite fable librement inspirée de Nietzsche dans le Zarathoustra sur les trois métamorphoses. 

Première partie : LE CHAMEAU.

 Il y avait une fois une créature que l’on prénommera « chameau », car elle aimait à charger le fardeau de tout ce qui a à être assumé sur ses épaules. 

Il y avait une fois une créature hybride, venue d’ailleurs, de ces contrées lointaines où l’on ne demande pas, où l’on donne. 

Tout dans cette créature était toujours enveloppé de silence, un silence, mais pas de celui dont s’enveloppent les humains pour dissimuler leurs afflictions, un silence ouvert, un silence plein de toutes ces prières qui s’invitaient simultanément autour de la table du grand doute pour mieux vitaliser la parole. 

Seulement, la créature ne s’exprimait pas. Non, elle ne s’exprimait pas. Comme un pantin muré dans ses fils, un être flottant dans une continuelle sidération, parfois béate. Le chameau ressentait tout, comprenait tout, percevait tout mais jamais ne pouvait y prendre part. C’est comme si son gros corps poilu et distordu était trop encombrant pour se mettre en mouvement, comme si ses pattes étaient trop larges, trop gauches pour discourir sur la moindre chose, alors sur une émotion, on ne vous raconte pas !

Elle trempait volontiers son maigre corps dans l’eau sale de la vérité en compagnie de ses paires, et se gardait de faire étalage de quelques idéaux en vue d’être approuvé par qui que ce soit. Mais jamais ne puisait assez de force en elle pour se donner les siens. A vrai dire, ses idées ressemblaient à des pétards mouillés, étincelles sublimes de décence tuées par leur propre décence. 

C’est ainsi qu’elle tenta de trouver l’écho de ce qu’elle était chez les hommes. Mais on lui fit comprendre qu’elle n’avait pas les compétences requises pour faire partie de la société. Puisqu’il en était ainsi, c’est qu’il fallait la construire, cette place !

Son périple débuta chez les hommes de loi : la politique, oui. C’est que cette créature avait un profond désir de beauté qui se faisait appeler « justice », c’est plus convenable, voyez. Elle fut mue par un désir, plus grand encore, celui d’un absolu -qu’elle avait fait sien- de répandre la beauté dans chacun des interstices de la vie, dont l’un se trouvait être la société. Seulement, la société est faite d’hommes, et les hommes, sauf à être poètes ou dépressifs, sont trop affairés à leur utilitarisme pour se préoccuper d’autre chose que de leurs intérêts. On avait qualifié ses positions d’extrême pour avoir pu douter des valeurs placardées sur le grand temple de la logistique humaine. Vous savez, ces valeurs qui ont été vilipendées avant d’être reprises, une à une, par la « justice », quand la « situation » s’y est mieux prêtée, se traînant sur sa jambe de bois, et ainsi de suite pour toutes les valeurs qui soient. Oui, c’est d’un pas léger que le chameau poursuivit sa route, avec pour seul fardeau l’idéalisme qu’il en coûte. 

Mais si l’entreprise avait échoué, c’est qu’il fallait voir plus loin. S’enfoncer plus loin dans ce qui avait fait l’homme, dans des sous-bassement où politique et même philosophie ne suffisaient plus, là où il n’était plus question d’interprétation humaine. Pour comprendre, pour entendre l’écho lointain d’une authentique vie, il fallait une philologie débarrassée de toute morale. Il partit à la rencontre des scientifiques, et pu bientôt, entre-apercevoir à travers la clairière de leurs tâtonnements empressés et méticuleux, quelques messages du vivant à destination du psychisme humain. Seulement, pour la plupart d’entre eux, il s’agissait de jolies petites choses parfois utiles à l’ornementation des théories dont ils voulaient faire commerce, et on lui fit bien comprendre à ce titre qu’il n’avait pas assez l’esprit d’entreprenariat ; que ces jolies petites choses étaient bien trop fragiles pour être tenues entre les pattes grossières des curieux. 

Mais le chameau, comme tous les vaillants chameaux, poursuivi sa route dans la fournaise aride d’un ahurissement dubitatif. Sur son chemin, il croisa un artiste, un saltimbanque qui lui proposa bien vite, trouvant la conduite du chameau sympathique, de rejoindre ses paires pour fêter ensemble une si belle rencontre. La créature accepta volontiers, y voyant là l’occasion de trouver l’écho de ce qu’elle était. Ils poursuivirent leur route bras dessus, bras dessous, ivres de leur trouvaille. L’un blaguait et l’autre riait la gorge déployée, les yeux dans le cœur. 

Lorsqu’ils arrivèrent au domaine des artistes, l’hystérie fut à son comble. Ils vivaient tous ensemble, et chacun s’activait à des affaires plus stimulantes les unes que les autres. L’un dépeignait à la lueur de ses prunelles encore stupéfaites par un songe ésotérique le tragique de la condition humaine, tandis qu’un autre s’affairait à transposer sur le réel la vigueur d’un geste à peine contenu par la pudeur. Un autre encore cuisinait un met tout droit sorti d’une esthétique trop travaillée par une solitude émoustillée pour sembler comestible. 

Ce fut le ravissement. Peut-être, après ce rude chemin semé de solitude, avait-il enfin trouvé un refuge où elle pourrait demeurer en paix, donnant libre-cours à une imagination foisonnante, à défaut de s’exprimer lui-même. Ici se tenaient tous les reclus de la société, les laissés-pour-compte d’originaux qui n’avaient plus que leurs papiers, leurs pinceaux et leurs masques pour pleurer, et aussi au passage habiller l’injustice de couleurs surprenantes, trompe-l’œil de la décrépitude humaine, ultime consolation. Ils s’agglutinaient, se tenant chaud l’un l’autre, et pondaient leurs merveilles en prenant soin de garder les yeux fermés dans un bourdonnement tantôt harmonieux, tantôt inquiétant mais non moins esthétique. 

C’est alors que les regards se tournèrent vers la créature. Elle refusait de fermer les yeux et de tenir étroitement leurs mains avec frénésie. Elle refusait la transe créatrice, ne voulait accoucher à son tour d’un monde où tout serait confondu, où le réel côtoierait les étoiles, où rien ne serait plus à sa place d’alors et où elle importerait peu. Non, la créature demeurait les yeux grands ouverts, et même plus ouverts encore qu’ils ne l’eussent jamais été. C’est que durant tout ce temps, elle n’avait cessé de contempler avec immense stupéfaction l’abysse dans laquelle plongeait les hommes leurs peurs les plus dérisoires. On lui reprocha un manque de fantaisie et de souplesse, le congédiant avec douceur, pour toujours « rester dans les valeurs ». Voilà une créature bien incongrue, pour observer, ainsi, sans y prendre part, un aussi beau cortège de peurs empaillées ! 

C’est à cet instant que le chameau, de son regard affûté, vit par-delà la paille, ses propres peurs à lui, poutres d’acier. Elles s’étendaient, à l’infini, imperturbables. On aurait bien pu les prendre pour des certitudes. Il les aperçut enfin, et c’est à cet instant qu’il cessa de se comporter en chameau et devint lion. 


" La réalité sous-jacente du monde est géométrique, continue, et donc seulement en partie définissable dans les unités discrètes, discontinues, de l'arithmétique. "

Kepler, Le mystère de l'écriture du Cosmos


La musique nous révèle que la structure de l'univers n'est pas de nature discontinue et chiffrée, mais continue et géométrique. 
Pythagore considérait que les chiffres, en tant que codes-source de la beauté et de l'intelligence de la configuration de l'univers, en constituaient les fondements. A chaque élément de la nature correspond un chiffre et c'est ce chiffre qui façonne la forme de toute chose. 

Mais Kepler, en mettant en lumière la nature continue de la musique, a mis le doigt sur un enjeu fondamental de la structuration de la nature. La musique, qui puise son sens dans l'interaction qu'entretiennent des notes de musique entre elles à travers leur jeu, est quelque chose de profondément liquide, étirement du temps constellé par ces notes. Elle l'est d'autant plus que les notes en question sont des ondes, non des particules, et que lesdites ondes sont des pulsations se prolongeant à travers l'espace, et à travers le temps. 

La musique serait ainsi à considérer comme un dessin dans le ciel du champ de Planck, dont l'harmonie découle précisément de son tracé. Et il en est de même pour chacun des arts : l'harmonie géométrique d'une figure de danse en un lieu et un temps d'une création donnée, reproduction holographique elle-même de la toile de l'espace-temps, etc. 

Les chiffres ne sont là que pour rendre compte, pour ainsi dire en la codant, de la complexité de la grande structure de l'espace-temps et des lois qui en émanent pour nous la rendre commensurable. Mais cela ne sera toujours que partiel, car des codes ne sauraient être que des fragments de cette grande matrice. Et même lorsque ces codes se juxtaposent en équation, faudrait-il encore que cette équation ne connusse aucune limite. Au croisement des sciences et de l'art, nous avons donc la géométrie, la seule discipline capable de faire la jonction entre ce qui est pensé et ce qui est ressenti. La seule discipline capable de mettre de la signification dans la beauté et de la poésie dans la mécanique du monde. C'est par elle que nous remettrons de la continuité entre toutes disciplines et en fait toutes choses pour remonter plus loin que jusqu'à leur signification scientifique. Jusqu'à leur sens.