Une relation qui ne survit pas à la vérité est une relation trop faible pour le grand frisson du vrai amour. 

On n'étudie pas un auteur, un penseur, un artiste ou même un scientifique en vertu de sa célébrité. On l'étudie pour ce qu'il a à nous dire des hommes de son époque en tant qu'il cristallise ce qu'ils peuvent penser et ressentir. 

 La convocation lui avait été envoyée via la plate-forme du gouvernement. La plate-forme dédiée à la recherche d'emploi. Une convocation qui tombait en pleine après-midi, à 15h30, comme pour vous signifier sans ambages que vous étiez censé vous tenir à disposition de l'état s'il lui prenait l'envie que vous lui rendiez des comptes. Oui, en tant que bénéficiaire du RSA, il vous incombait de vous tenir en état d'alerte, et c'est la raison pour laquelle l'heure du rendez-vous en question n'était pas négociable, voyez. 

Elle se rendit donc à la convocation en question, par un bel après-midi de mars. Situé dans une zone périurbaine refaite récemment, une zone industrielle dont le bitume ne laissait aucunement planer le doute d'un seul pissenlit, le Pôle Emploi de la ville trônait, flambant neuf face au rond-point lui aussi immaculé. Résolument isolé de la ville, il se trouvait à proximité de l'avant-dernière station de bus, de façon à ce que le futur employé se mette au parfum comme il se doit de ses futurs déplacements domicile-travail. 

L'établissement était donc flambant neuf. Lorsqu'elle arriva, on la pria prestement de se plier au dernier rituel social en date : le liquide hydroalcoolique sur les mains, qui parachevait l'aseptisation à l'œuvre, dans ce pays ou en occident en général depuis le début de l'ère industrielle. Elle pensa aux plantes face à la maladie : survivaient-elles en fuyant les bactéries et les virus ? Bien sûr qu'elles ne le pouvaient pas. Elle y étaient exposées et c'est cela précisément qui leur permettait de s'en immuniser. 

La mécanique de l'établissement était calibrée. Tout y était conçu pour que chaque chose soit à sa place et que chaque chômeur aussi, dans ce que d'aucun aimait à appeler "la société". Un "conseiller", pour reprendre l'intitulé exact du poste qu'occupait l'homme d'une quarantaine d'années qui lui faisait face, s'empressa de lui fournir les informations nécessaires en vue d'éviter toute gabegie de gel. Le protocole était le suivant : il fallait se contenter de placer les mains en les joignant sous l'appareil, car celui-ci était automatisé, optimisé pour que tout contact avec l'appareil en question soit exclu. Mais il était déjà trop tard, le mal était fait. Et la jeune femme un peu écervelée avait déjà usé et abusé de la situation. L'homme, d'un ton résolu, le lui fit remarquer, sur un ton résolu, avant de clore sa phrase par un "tant pis" empreint de lassitude. Il lui demanda son nom, qu'il cocha sur une liste de papier, celle des invités au bal des conseillers, à la valse des chômeurs se présentant un à un afin de justifier de l'avancement de leurs pérégrinations. 

Après avoir scrupuleusement suivi le circuit d'entrée dans les locaux, elle fut invitée à aller s'asseoir dans un vestibule qui donnait sur les nombreux box depuis lesquels s'activaient les "conseillers", rivés sur leurs postes de travail, les yeux à cheval sur deux écrans en simultané, retranscrivant leurs directives à une âme égarée. "Le contexte de la crise sanitaire fait que votre secteur est bouché, il faudra donc réorienter votre PPE car nous ne serons pas en mesure de vous proposer d'offres dans l'immédiat." Un autre invitait avec douceur une jeune fille à sélectionner les compétences exposées dans son CV en fonction de la vocation de celui-ci. Patientant sur une chaise de plastique, derrière les parois de plexiglas réglementaires, elle élaborait dans sa tête une histoire qui pu tenir debout en vue d'expliciter le pourquoi du comment de son inactivité, qui dans 5 minutes, allait apparaître noir sur blanc sur l'écran de l'ordinateur de sa conseillère attitrée. 

"Je vous ai convoqué afin de faire le point sur votre suivi concernant le programme de mobilités internationales qui a pris fin." Commença t-elle d'un ton monocorde, les mains jointes sur son tapis de bureau, la regardant sans la regarder. 

"J'ai eu des échos de mes collègues de Bordeaux concernant un premier entretien... Vous étiez à Barcelone sans l'avoir signalé. Alors, vous avez le droit d'effectuer des recherches à l'étranger, mais tant que vous êtes inscrite à Pôle emploi et bénéficierez de financements -que ce soit par notre organisme ou la région- vous êtes dans l'obligation de signaler vos déplacements. J'aurais également voulu savoir ce qu'il s'était passé ?" Elle se redressa légèrement dans son fauteuil à roulettes. Elle portait un tee-shirt à manches longues noir, parsemé de fines fleurs roses, rouges et blanches. En vérité il s'agissait plus exactement d'une tunique. Elle aussi du rose. Une chemise, qu'elle avait associé avec des chaussettes ornées de fraises qui rappelait les motifs de cette tunique, justement. 

"Il s'est passé que j'ai fait comprendre à cette personne que je n'avais pas besoin du cadre de Pôle emploi pour faire mes propres recherches. J'ai eu l'opportunité de partir à Barcelone et l'ai saisi, naturellement." Mentit-elle. 

Elle était en réalité partie à Barcelone pour prendre un peu de bon temps -le temps de prendre un autre avion pour le Maroc où elle retrouverait son copain. 

"De plus, j'ai déjà testé vos programmes, notamment Erasmus +. Une catastrophe. C'est simple, vous m'avez fait perdre un an de ma vie. Un an à attendre que l'on daigne me faire une proposition de stage. Je devais attendre à chaque fois près de deux semaines pour obtenir des réponses à mes questions et tout ça pour me voir refuser le stage." Explicita-t-elle d'un ton ferme. L'employée ne laissa rien paraître. Rodée à l'exercice, elle ne s'écarta pas d'un iota du cadre. Machinalement, elle récita : 

"Vous avez affaire à celle qui pilote le programme, et il se passe en trois phases ; une première étape où nous étudions votre demande, où nous voyons si elle correspond éventuellement à une offre de stage, une seconde, pendant laquelle nous recherchons le stage et une troisième de finalisation, mais si nous n'avons rien trouvé pour vous au bout d'un mois, nous ne vous faisons pas attendre plus longtemps" termina-t-elle, injectant un ton surjoué de regret dans une voix monocorde. 

"Eh bien, Madame. Premièrement, l'offre que l'on m'a faite ne correspondait en rien à mon projet professionnel. Deuxièmement, le poste m'a été refusé pour une raison qui m'est encore obscure, et troisièmement, comme je vous le disais, j'ai attendu près d'un an pour que l'on me fasse une proposition."

Droite sur son siège, le verbe haut, elle s'était aidée de sa main gauche pour énumérer ses dires. Visiblement, cette personne ne correspondait pas au profil typique du demandeur d'emploi, qui, placé en position de tributaire du contribuable français -aumônier en quelque sorte- n'était pas censé se rebiffer de la sorte. Un peu décontenancée, la dame -une cinquantaine d'années environ- lança, dissimulant sa gène derrière un ton jargonneux et hésitant, tenta de répondre en tenant son rôle jusqu'au bout : 

"Le programme Erasmus + s'adresse à tout demandeur d'emploi désireux de parfaire une langue et de booster son CV avec une expérience à l'étranger. Il s'est peut-être avéré que ce programme n'était pas fait pour vous..."

"Il s'est avéré que votre programme est défaillant, Madame." Répondit-elle du tac au tac. 

"Bien. Et en ce qui concerne votre projet professionnel ? Voici trois ans que vous êtes inscrite sur nos listes, et de ce que j'ai pu voir, vous n'avez occupé aucun poste..." Elle pianota cinq secondes sur son ordinateur, la nuque parfaitement dans l'axe de sa colonne vertébrale, comme un marin consultant son tableau de bord, fidèle destrier de l'état Français. Elle se raccrochait à son clavier comme pour ne pas tomber à la renverse ; comme une moule à son rocher qui aurait reçu la secousse d'une vague trop forte. 

"Je n'ai officiellement occupé aucun poste, non, c'est vrai. Mais vous savez, Madame, le travail ne passe pas forcément par le travail salarié. Surtout par ces temps de soi-disant crise sanitaire... Autant dire que les réseaux de solidarité ont de beaux jours devant eux. Les associations, aussi. Bref, tous ces organismes qui vont bien devoir prendre le relais d'un état démissionnaire. Il se troue que j'avais prévu de faire du woofing en Australie. Trois mois, pour être exacte. Mais avec ce qu'il s'est passé, ça n'a pas pu se faire. Alors en attendant, je fais des petits boulots par ci par là, je m'investis dans des assos et je crée. Artistiquement, je veux dire. Je crée."

"Mais créer nécessite des contrats." S'empressa-t-elle de rétorquer, d'une logique algorithmique imparable. Egale à elle-même, elle se permit néanmoins un sourire en coin, appuyant sa remarque. 

"Non, Madame, créer ne nécessite pas de contrats. Créer est un élan de l'inspiration de l'âme et du cœur avant tout et dont l'intention n'est pas d'être monnayé mais d'exprimer esthétiquement ce que ressent un être. Quant au fait d'en vivre, heureusement les réseaux d'entraide existent pour ceux qui réfléchissent en termes de beauté et pas nécessairement en termes de business." Le sourire de la conseillère s'élargit ; voilà que le talon d'Achille de cette  jeune femme qui ne manquait pas d'air apparaissait au grand jour. Elle était en fait si naïve, cette petite. Complètement à côté de ses pompes ; elle vivait à mille lieues de la réalité. 

"Oh, mais vous ignorez le nombre de dispositifs et d'outils qui sont mis en place pour les intermittents du spectacle. Mais revenons à l'objet de notre entretien. Votre retour à l'emploi. Où en êtes-vous dans vos recherches ? Comprenez que tant que vous percevez le RSA et êtes inscrite sur nos listes, cette question nous préoccupe." Ajouta-t-elle, un léger ton de défi dans la voix. Ses yeux, néanmoins, ne fixaient en rien la jeune femme. Il ne traduisaient aucune émotion précise. Leur trajectoire était floue ; ils étaient comme embués, non pas de larmes, mais d'indifférence. 

"Eh bien, sachez que ma situation actuelle me convient, que je n'ai pas besoin de beaucoup pour vivre. Donc voilà, pour résumer je crois au revenu universel, je crois qu'un revenu qui garantisse d'avoir le minimum vital pour subvenir à ses besoins n'est pas un luxe et n'a pas à faire l'objet d'une quelconque justification. Il devrait s'appliquer dans tous les pays sans contrepartie de la part des citoyens. Car les droits de l'homme n'ont de sens que s'ils sont suivis d'effets concrets. Des droits de l'homme de principe n'ont aucune valeur, pour moi. La mise en œuvre concrète de ces droits passe par le revenu universel, aussi longtemps que l'argent existera. Ah oui, quant à la société de consommation à laquelle vous me sommez de prendre part... Travailler plus de 35h par semaine pour avoir le droits de consommer et de faire des crédits... Ca ne m'intéresse pas. Autant être claire avec vous."

Elle s'était promis de ne pas faire de vagues, les jours précédents le rendez-vous. De mentir sur ses véritables intentions et de se faire oublier jusqu'à nouvel ordre. Jusqu'à la prochaine convocation. Mais ça avait été plus fort qu'elle. Cette pseudo crise sanitaire qui avait bon dos, -première atteinte à ses libertés fondamentales- doublé de ce flicage en règle l'avaient tout simplement fait virer de bord. Plus elle s'exprimait, plus les mots abondaient, coulant de ses lèvres en un liquide fluide -le discours était concis et structuré et c'est surtout cela qui avait déstabilisé la conseillère, habituée à ce que les demandeurs cafouillent devant elle par confusion, par timidité ou par manque de vocabulaire - mais non moins acide. La colère pouvait désormais se lire sur son visage et au fond de sa rétine ; tout ce qu'il pu rester d'humain dans cette interaction, un masque sanitaire recouvrant son expression faciale, cadenassée elle-même par les codes sociaux en vigueur dans l'enceinte de l'établissement. Une aseptisation de tout en bonne et due forme. Il serait bientôt de bon ton de passer les émotions en machine au préalable de tout échange. 

"Eh bien, je ne vous convoquerai plus. Soyez-en assurée, je ne vous convoquerai plus." Elle continua, à la limite du bredouillement : 

"Je voulais simplement comprendre la raison pour laquelle votre suivi dans le cadre du programme s'est achevé dans ces conditions..." 

Voici qu'elle en venait elle-même à se justifier d'avoir fait son travail. Elle qui n'avait pas hésité à prendre un ton d'accusation pour s'adresser à la candidate au début de l'entretien, lui faisant sentir avec froideur qu'elle attentait au bon exercice de ses fonctions. C'était désormais elle qui se sentait mal à l'aise, et elle en ignorait à vrai dire la raison profonde. Les deux femmes se toisaient maintenant à travers la vitre de plexiglas réglementaire ; deux animaux en cage. L'une en position de force hiérarchique, mais vraisemblablement affaiblie d'un point de vue émotionnel. L'autre en position de faiblesse symbolique, mais remontée comme un coucou. La plus âgée des deux sonna la fin du round : 

"Bon, je ne vais pas vous retenir plus longtemps ici, je vais donc mettre fin à cet entretien." Lança-t-elle d'un ton volontairement neutre en plaquant ses deux mains sur le bureau pour se lever de siège, le regard dirigé vers le sol. Il n'était pas rare en effet que des demandeurs d'emploi s'en prennent à des membres du personnel. Surtout à Béziers, zone sinistrée par le chômage, la misère culturelle, l'abus d'alcool, le trafic de drogue et tout ce que l'on voudra. Bref, on n'était jamais trop prudent. Elle raccompagna le numéro 7874874783487 de son portefeuille de contacts jusqu'à la porte, qu'elle referma doucement après avoir salué du bout des lèvres selon le protocole en vigueur. L'entretien avait duré un quart d'heure en tout et pour tout. 

La jeune femme traversa le couloir menant à la sortie d'un pas lent et assuré, se sentant à la fois libre et hors-la-loi. Mais encore fallait-il que quelqu'un la transgresse pour que la loi évolue, et il ne fallait pas compter sur les instances publiques pour qu'elles remettent leurs propres règles en question. Elle sortit par l'entrée -la voie la plus courte- sous les rires du vigile qui s'amusait avec courtoisie du non-respect des indications de sortie préconisées par une signalisation pourtant explicite.