Elle parlait plusieurs langues ; ou plutôt, elle se laissait parler plusieurs langues. Multiple, comme les facettes de sa personnalité complexe. Multiple, mais pas schizophrène. Toutes ces Alice, sur le fond, disaient la même chose, véhiculaient le même message, mais toutes à leur façon. 

La première Alice était la moins connue de tous. Une Alice secrète, réservée, et solitaire, qui ne dévoilait ses émotions dans leur plus simple appareil qu'à des personnes pratiquant la chirurgie relationnelle. Un rapport à l'individu consistant à calibrer son comportement sur les fluctuations de son être tout entier. Une hygiène humaine fondée sur ce concept de retour d'information lié au cortex du cerveau humain : le cerveau génère des prédictions et les recalibre au moyen des informations sensorielles qu'il reçoit. Eh oui ; c'est ce que nous sommes censés faire : se recalibrer sur autrui, sur les informations qu'il nous envoie, plus ou moins consciemment, sans cesse, ce qui supposerait d'être à son écoute... 

Oui, mais voilà. La première Alice n'avait pas suffisamment foi en l'être humain pour lui exposer la fragilité de ses désidératas. Car la fragilité en appelle à la délicatesse, voyez. 

Et c'est là qu'intervenait la seconde Alice. Une Alice qui enseignait, pour mieux s'enseigner à elle-même. Une Alice qui comme l'univers en expansion étendait son espace pour mieux apprendre de lui-même, se découvrait à travers l'autre. 

L'autre à qui elle s'efforçait de délivrer le savoir sous le signe de l'universalité. Et voici le versant froid de l'Alice enseignante. Une Alice ne transigeant pas avec la précision de l'information, mais encore de l'expression à l'intérieur de laquelle elle se construit. 

Le versant lumineux était celui de la bienveillance. Cet amour sans faille qui veut de conscience inonder l'humanité. Pour qu'elle devienne un jour peut-être, civilisée. 

Un versant froid, et un versant lumineux, donc. Il s'agissait d'une montagne qui aurait pu appartenir à un des paysages enneigés de Sisley. 

La base encrée au sol ; remaining pragmatic, roofed in reality. But still the top in the sky. 

Le savoir devait pour ainsi dire être une passerelle entre le monde dans ses attentes les plus prosaïques et une quête intransigeante, glacée, vers l'excellence. Une quête spirituelle que les personnes qu'elle accompagnait découvraient en se laissant guider sur la voie non pas de l'étude, mais de l'apprentissage. 

Seulement, voilà. L'humanité était limitée ; probablement entre autres choses par sa génétique. Elle avait évolué suffisamment pour mettre au point la révolution industrielle, mais pas assez pour nourrir un rapport à la technologie qui ne soit ni placé sous le signe de l'argent, du colonialisme ou du fétichisme. 

Oui, l'humanité avait le cul entre deux chaises. Engluée dans un état stationnaire de surenchère capitaliste ; modèle ayant vocation bien sûr à coloniser chacune des dimension du monde sans jamais révéler son nom ; modèle le plus totalitaire qui soit, donc. 

Elle ne s'excluait pas de ce monde primitif, tout simplement car elle en dépendait, y prenait part ; immergée elle aussi toute entière dans ce modèle politique qui n'eut de politique que le nom. Dans ce modèle... de vie. 

Tout ce qu'elle se sentait capable de faire pour l'homme avec un grand "h" c'était ce que faisait la troisième Alice présentement. 

Témoigner. Témoigner de ce qu'elle pouvait voir et le restituer de la façon la plus esthétique qu'elle pu. L'écriture, le théâtre, la collage, associé à la peinture... Autant de façons de faire la catharsis, le deuil dans l'esthétique d'une humanité condamnée à errer dans les limbes égotiques. 

Non, elle ne s'excluait pas du lot. Mais lorsqu'elle recouvrait l'artiste en elle, elle n'était plus simplement dans une désolidarisation capricieuse d'avec l'humanité ; elle s'efforçait de transmuter souffrance en beauté pour dépasser la laideur du monde et l'incorporer tout entier dans une vision qui pardonnait, et peut-être même, qui remerciait.