Petite fable librement inspirée de Nietzsche dans le Zarathoustra sur les trois métamorphoses. 

Troisième partie : L'ENFANT.

C’est au milieu de nulle part que naquit l’enfant. Un non-lieu de tous les possibles dans lequel l’univers tout entier était déjà contenu. Un grand champ s’étalait à présent devant ses yeux encore clos. Le champ de tous les possibles où tout était enchevêtré dans tout, et toute chose reliée à une autre par l’énergie d’amour. Le champ de la structure de l'espace-temps.

Il s’éveilla peu à peu, sa respiration s’accélérant progressivement au grès de son retour à la conscience de sa conscience. Sa première impression fut celle d’un profond bien-être. Pas de ceux qui sont superficiels, qui vous donnent le sentiment que vous touchez au bonheur parce que vous êtes déconnecté du monde et de ses fluctuations matérielles fatigantes ; mais celui d’un état d’immersion dans une bienveillance inconditionnée, donc inconditionnelle. 

Une lumière l’enveloppait, à moins qu'il ne s'agisse plutôt d'une étrange clarté ne semblant provenir d’aucune source identifiée. Il sentait, intuitivement, que cette lumière dans laquelle il baignait à présent revitalisait chacune des particules subatomiques qui densifiaient son frêle corps. Que chacune ne tenaient ensemble pour ainsi dire que par elle seule, maintenant ensemble sauve l’illusion d’un corps matériel. De cette ultime rencontre naissait la vie, d'elle seule.

L’enfant n’y pouvait pas vraiment encore y mettre de mots car il avait un usage de la parole simple, fort simple. Ce qu’il ressentait intuitivement ne pouvait être par cela-même enfermé dans la matrice d’aucune interprétation rationalisant e. Ses impressions volaient en liberté dans son imaginaire, des images dans les airs, oiseaux de feu ne ployant sous aucun poids.

L’enfant vaquait à ses occupations dans une joie qui ne connaissait ni la contrainte de ce qu’il fallait faire, ni le doute de ce qu’il aurait été bon de faire. Et lorsqu’il apprenait de nouvelles choses, ces choses s’intégraient naturellement au jardin intérieur qu’il gardait toujours plein de couleurs et d’espèces d’expériences diverses et variées. Il faisait ce que bon lui semblait, et tout ce qu’il faisait alors était chargé si ce n’est de beauté, au moins d’intensité. 

Il allait au-devant de toute expérience avec une fraîcheur qui intriguait, voire fascinait. Lui n’observait rien du tout. Il se laissait guider par le flot de ses élans les plus purs, les plus désintéressés. Ce flot était rapide, mais pas précipité. Limpide, mais pas vide. Si bien que bientôt il fut au large de ce qu’il aimait à appeler son œuvre. Car jamais il ne travaillait, jamais il ne se forçait à faire quoi que ce soit par devoir ou par nécessité matérielle. Chaque chose qu’il accomplissait était précieuse. Elle était œuvre car recelait en son sein un sens plus élevé que celui de l’utile, un écho plus grand, une provenance plus profonde ; celle de son âme. 

Parfois, survenaient des vagues monstrueuses que les humains avaient flanqué du nom de « scélérates ». C’est lorsque la mer semblait la plus calme qu’elles se dressaient le plus haut ; cette impassibilité trahissait alors un bouillonnement intérieur de la vie qui n’a jamais fini de nous en apprendre sur la nature de nos propres remous spirituels. Le bleu sombre de ces montagnes d’eau et de sel révélait l’extrême profondeur des fonds marins. La surface lisse luisait à la lumière blanche de l’horizon, nacre impitoyable. Elles semblaient surgir de nulle part, résultat édifiant de l’addition de toutes les autres. Les courbes se soulevaient jusqu’au ciel pour retomber lourdement dans un fracas sourd de colère à laquelle seule une créature sous-marine put s’accommoder tout à fait. 

Ces vagues, certains passaient dessous pour les éviter, mais prenaient ainsi le risque d’être emporté dans leurs tréfonds tourbillonnants. D’autres préféraient leur faire front en plongeant littéralement dedans. Il fallait alors bloquer leur respiration suffisamment longtemps pour ne pas qu’ils se noient. Chacun avait sa façon d’envisager la chose. Lui leur tournait le dos pour mieux se laisser porter par elles. Il se plaçait dans leur sillon, tantôt pour jouir de tout son corps de leur écume vivifiante, tantôt pour pouvoir regagner la rive à la nage, son corps faisant office de planche. 

Il était suspendu dans l’espace-temps de la survie terrestre et ne souffrait jamais d’aucun manque ; ni l’affection, ni la pénurie. Il était suspendu dans le vide de sa propre liberté et s’avançait sans ciller sur le fil de son destin, mais sans orgueil non plus. Et ce fil s’étirait au fil de ses joyeuses pérégrinations humaines. Il s’étirait à l’infini car la joie, jamais, ne manquait. 

Cette puissance-là était légère et s’établissait en elle-même. Celle qui autrefois puisait sa force dans l’amertume avec les griffes, avec les crocs. Elle n’avait besoin d’aucun enjeu pour se légitimer à elle-même. Plus besoin de combattre pour évaluer sa mesure. Elle ne mesurait plus du tout. Elle était. Elle se déployait sereinement, et sans l’aide d’aucun sanctuaire visant à instaurer on ne sait quel pouvoir sur autrui du nom de paix. C’est ainsi qu’il était venu au monde et y était resté. Il n’avait pas grandi, immergé de son être dans le présent comme dans l’éternité. 

Bientôt, un nouveau cycle allait recommencer. Bientôt, la lumière serait mise à l'épreuve de l'ombre à travers l'expérience perpétuelle, expansion de l'univers qui en apprend sur lui-même. Conscience de la conscience au niveau cosmogonique. Le voile d'ignorance retomberait et l'enfant redeviendrait… Chameau.