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DES METHODES APPROXIMATIVES
Il se réveilla en sursaut avec une furieuse envie de vomir. "C'est ça de vouloir tout le temps sauver tout le monde... J'aurais mieux fait de ne parler à personne de ces foutus dons..." pensa-t-il avec amertume alors qu'un filet de bave vint littéralement inonder la manche de son veston. Le liquide était tellement gluant qu'il imprégna totalement le tissu, comprenez du cuir bien épais, du cuir de bison...
Enfin, "penser" ça c'était un bien grand mot puisqu'il n'arrivait pas à penser clairement avec les gargouillis qui retentissaient de part et d'autre de cet endroit pestilentiel à intervalles réguliers. Un endroit aussi bien grand et bien sombre, car depuis là où il avait atterri, il parvenait quand même à distinguer ses parois rougeaudes et gluantes, agrémentées de sortes de nervures violacées qui se contractaient et qui se rétractaient au rythme de ce qui semblait être... La respiration de quelqu'un ? Ou de quelque chose ?
Oui, il aurait juré que les murs étaient vivants, ils bougeaient en rythme régulier tous ensemble, dans une harmonie sourde et pour tout dire, inquiétante. Il s'avança jusqu'à une des parois pour essayer d'y voir plus clair quant à la nature de ces murs organiques... Et à l'odeur entêtante qui régnait dans ce lieu plus qu'étrange.
Pris d'un hoquet de dégoût, il fit trois pas en arrière. L'odeur n'était pas entêtante, elle était répugnante ! Mieux valait s'en tenir à distance. Il se ravisa donc à aller explorer plus amplement les lieux et prononça à voix basse une incantation en latin en joignant ses deux mains devant sa poitrine pour créer une boule de lumière qui puisse lui donner une indication sur le pourquoi de sa présence ici. Sa vision nocturne n'était pas suffisante pour se faire une réelle idée des lieux, tant ils étaient immenses et plongés dans une obscurité totale, mais il y avait fort à parier que... Un estomac ! Il était dans un gigantesque estomac ! Plus aucun doute sur la question. La boule de lumière dorée dans laquelle flottaient de petites étoiles brunes lui révélait à présent la cruauté de son sort...
Il savait qu'il s'était retrouvé dans une galère, maintenant il savait à quel point ! Il n'avait dormi que quelques heures, et pourtant il se souvint parfaitement du déroulé des événements avant de venir pourrir ici... Oui, il combattait un dragon, pour le compte de ce putain de prince du conté de Launaguergue ou un truc du genre... Heureusement que la mission était bien payée ! Il en avait plein le cul d'être le Cyrano de Bergerac de ces messieurs, qui n'étaient pas foutus de sauver leurs princesses tout seuls ! Cette fois-ci, autant dire qu'il en payait le prix cash, de sa bravoure légendaire, lui qui avait accepté cette mission parce que ses finances n'étaient plus vraiment au rendez-vous ces temps-ci... L'intelligence artificielle concurrençait la magie, que voulez-vous ! Son cabinet de magie n'était plus au mieux de sa forme, alors il fallait bien faire tourner le business d'une façon ou d'une autre.
Mais alors que faire ? Pensa-t-il avec effroi, puisqu'à l'évidence, ce dragon qu'il combattait si vaillamment quelques heures auparavant l'avait gobé comme une mouche ? Enfin, "penser", c'était toujours un bien grand mot puisque l'odeur de vomi lui prenait toujours à la gorge et qu'il finit par expulser d'un seul coup d'un seul l'omelette aux champignons qu'il avait mangé au déjeuner.
Il fallait qu'il trouve une solution pour se sortir de là... Car il avait beau être magicien, les dons qu'il avait reçu de sa mère, ces derniers temps avaient tendance à s'effilocher peu à peu -raison pour laquelle aussi, on ne va pas se mentir, son business était en berne- si bien qu'il avait un vrai doute sur la question de savoir s'il serait en mesure de créer une boule de feu qui puisse trouer l'estomac du dragon ou lui jeter un sort...
Il décida de tenter le sort, l'option en définitive la moins risquée puisque si l'animal sentait la boule de feu depuis l'intérieur de son estomac sans qu'elle puisse le neutraliser, nulle ne pourrait présager de sa réaction et par conséquent de son destin, qui pourrait bien être funeste... Bon, quoiqu'il en soit, il ne donnait pas cher de sa peau s'il restait quelques heures de plus dans cet endroit pas franchement paradisiaque alors il fallait arrêter de tergiverser.
Il ferma les yeux, plissant ses paupières le plus possible à s'en faire péter les orbites, serra les dents, se boucha le nez pour faire abstraction de l'odeur fétide -et de la situation merdique dans laquelle il s'était mis de façon générale- et essaya de se rappeler de la formule de téléportation qu'il avait appris lors de sa troisième année... Oui c'était bien ça... "Quantico-spectrum-locati"... Oui, un truc dans ce goût là... Il serra encore plus les dents et les fesses avec, pour mettre encore plus de chances de son côté... Il visualisa une plage de sable blanc et des cocotiers , sans oublier une délicieuse brise marine venant caresser ses cheveux... Il prit trois profondes inspirations... (Oui, il s'était mis au yoga depuis peu) et se retrouva... Sur une banquise, quelque part en Antartique, putain de merde ! Bon, il s'agissait bien d'une plage, et la blancheur était bien là, mais pour la chaleur et la douce brise marine, on repassera.
Charlie prit trois grandes inspirations. Bon, au moins, il était libre ! Il faisait -60 degrés, il était seul au milieu des pingouins et des phoques, mais libre ! Tout ça à cause d'un putaind e dragon qui avait la haine d'avoir été abandonné par un enfant qui ne voulait plus jouer avec lui et qui, du coup, n'ayant plus que ça à foutre de ses journées se vengeait sur les princes et les princesses ! J'te jure ! Il avait ras le bol de payer les pots cassés des amis imaginaires en choc post-traumatique... Bref, le moment était vraiment venu de changer de plan de carrière. Il rangea sa boule de lumière dans sa besace pour garder la chaleur qu'elle dégageait près de son corps et essaya de se rappeler de la formule de la télépathie. Avec un peu de chance, il arriverait bien à contacter quelqu'un pour le sortir de là à force d'essais répétés... Oui, il était bien temps de changer de plan de carrière. Pour le coup, ses dons fondaient comme neige au soleil...!
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LE SONNEUR DE PORTES
Savez-vous ce qui arrive aux voleurs, à ceux qui ne peuvent s’empêcher de prendre ce qui ne leur appartient pas ? A ceux qui ne savent pas réfreiner leur envie de dérober de l’argent ou des objets en mentant, manipulant ou même en tuant, et pour lesquels la justice divine n’a pas pu faire son oeuvre ?
Ceux qui ont réussi à passer entre les mailles du filet et dont les larcins, jusqu’à présent, sont demeurés impunis ?
Ceux qui se torrent dans l’ombre, en priant pour que la laideur de leurs méfaits ne soit jamais découverte ? Ou même ceux qui vivent leur meilleure vie, croyant naïvement qu’il n’existe ici bas aucun châtiment qui viendrait mettre un terme définitif à leurs ardeurs viles et venir rééquilibrer la balance du donner et du recevoir ?
Eh bien, je vais vous le dire. Il leur arrive… Le sonneur de porte. Celui qui vient reprendre ce qui est dû.
Marvin avait l’habitude d’exécuter toujours un peu le même numéro au cabaret de Saint-Lys. Il enfilait son plus beau costume trois pièces et des chaussures vernies de circonstances et prenait un taxi en direction de ce bordel de luxe. C’est qu’il ne fallait pas prendre le risque d’arriver à pied dans cet endroit huppé, ou pire encore, à bord d’une voiture quelconque, sans cachet, sans vitres teintées et sans moteur vrombissant. Non, Marvin choisissait toujours parfaitement les Uber qui le conduisaient sur son terrain de chasse favori. Il arrivait donc toujours de la même manière, en conquérant, la confiance en lui dans le regard, prêt à s’amuser et à faire couler le champagne à flots et surtout à repartir avec une énième proie au petit matin. Un ou deux week-ends par mois, il s’en allait donc dans ce cabaret faire le même coup à de vieilles cougars, venues voir se pavaner des jeunes hommes à poils (ou à peu de chose près) sur scène. Lui, qui était homosexuel jusqu’aux bouts des ongles, se faisait passer pour le plus parfait gentleman auprès de ces riches dames d’un certain âge pour leur soutirer… Tout ce qu’il y avait à soutirer en l’espace d’une soirée, d’une semaine, d’un mois ou d’un an avant que ces dames ne découvrent le fait d’avoir été prises pour des connes depuis le début. Car oui, inévitablement Marvin commençait à s’essouffler dans l’interprétation de son jeu d’acteur, l’épaisse couche de fausseté dégoulinante dont il enrobait ses intentions glaciales ne trompant plus personne au bout d’un certain temps…
D’autant plus que Marvin, ces derniers temps, étaient vraiment devenu mauvais : Il oubliait des détails importants de la vie de ses partenaires, il ne les regardait plus dans les yeux en faisant l’amour, ou pire, il oubliait complètement de se rendre aux rendez-vous galants !
Il les choisissait bien, s’assurait bien que ces femmes ne soient que des touristes de passage à Paris et qu’elles ne remettraient pas les pieds dans le cabaret en question, de façon à ne pas être aperçu en présence de d’autres potentielles rivales… Après avoir engagé la conversation l’air de rien, il leur réservait donc un véritable interrogatoire avant de s’engager plus avant dans son numéro de drague, glissant subtilement quelques questions ça et là au fil de la soirée histoire de tâter le terrain. La proie devait bien entendu être célibataire, c’est à dire sans mari ou compagnon pouvant potentiellement nuire à l’emprise qu’il comptait exercer sur elle. Elle ne devait pas avoir trop de problèmes de santé non plus, car prendre soin de quelqu’un, c’est fatiguant ; le tout ajouté à ce critère.
Bah, les petites manigances de Marvin étaient connues ici mais il s’en fichait, toisant les videurs du cabaret et l’ensemble du staff d’un regard suffisant. C’est que Marvin était plus qu’au courant de ses attributs physiques. Non seulement il jouait de sa beauté, mais le fait d’en jouer lui conférait une confiance en lui inébranlable, comme si le cynisme agissait en lui comme un espèce de moteur, un carburant s’entretenant lui-même et le rendant de plus en plus fort à mesure qu’il cumulait les conquêtes… Et les biens. Oui, les biens car Marvin, en plus de se faire virer de l’argent sur son compte à échéance régulière se faisait offrir des cadeaux par ses partenaires à ne plus savoir quoi en faire. Si bien que tout son appartement en était rempli, du sol au plafond. Les chemises Gucci et Prada s’empilaient comme des crêpes dans son dressing, les Rolex étaient stockées dans un placard qui bientôt ne serait plus suffisant pour les contenir toutes et les tableaux de maître couvraient les murs et même les plafonds de son petit habitacle…
Une nuit, Marvin était chez lui et son moral était au plus bas. Lui dont la beauté n’avait d’égal que son cynisme voyait depuis quelques semaines pourtant sa vitalité et son appétit pour la vie décliner : il ne mangeait plus beaucoup, n’arrivait plus à fermer l’oeil et n’appréciait plus non plus les effets de sa drogue favorite, la kétamine. Bref, Marvin, qui arrivait bien à se sonder lui-même en raison d’un esprit brillant comprenait qu’il tombait peu à peu dans la dépression à force de renier son homosexualité en permanence et de vivre une vie de solitude, avec pour seule compagnie ses précieux joujous.
Certes il avait un coeur de glace mais il sentait bien que les relations superficielles qu’il entretenait finissait tout de même par le tuer de l’intérieur, animal social qu’il était. Alors qu’il scrutait la lune, assis face à son balcon donnant sur le Sacré-coeur, tentant peut-être de trouver une solution au mal-être existentiel qui envahissait soudain son âme dans ses nuances argentées, il vit passer une chauve-souris. Mais une chose assez improbable se produisit, puisque la créature fit volte-face et s’invita chez Marvin, voltigeant entre les sculptures de marbre et les chaises aux coussins de soie. Mais la créature disparut en un éclair au moment où l’on frappa à la porte d’entrée de son appartement, qui ressemblait d’ailleurs plus à la caverne d’Ali baba qu’à un appartement, soit dit en passant…
TOC. TOC. TOC. Trois coups secs se firent en effet retentir sur la porte de bois à 3h tapantes du matin. “Mais qui pouvait bien venir à cette heure là ?” Se demanda Marvin. Il n’y avait jamais eu de sonnette à l’entrée de cet appartement, aussi loin que l’on pouvait s’en souvenir… Et la porte n’était pas équipée d’oeilleton non plus, pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait aucun intérêt à l’en équiper, l’immeuble étant doté d’une porte blindée ainsi que d’une caméra de surveillance reliée au système d’interphone, sans parler de l’alarme de sécurité censée se déclencher en cas de choc trop violent exercé sur la porte d’entrée.
Les pensées défilaient déjà dans la tête de Marvin et il ne comprenait pas comment quelqu’un aurait pu s’introduire à pareille heure et sans connaître les trois codes qui permettaient d’accéder à l'ascenseur et à son domicile… Quant aux voisins, ils n’étaient vraiment pas le genre à faire ce genre de choses… D’un naturel discret, ils ne se seraient jamais permis de faire cela à 3h du matin. La bourgeoisie parisienne était ce qu’elle était. Il n’y avait guère que son vieil ami gay qui connaissait les codes et qui aurait pu lui fair eun coup pareil, et il était en Floride depuis maintenant 2 mois.
Marvin décida d’ignorer les coups. Après tout, s’il n’avait pas envie d’aller ouvrir à 3h du matin, ceci était bien normal…
TOC. TOC. TOC. Sauf que les coups recommencèrent, 3 minutes plus tard. Un peu plus fort, de sorte à faire légèrement trembler le bois de la porte. Notons que les coups étaient aussi légèrement espacés, comme pour appuyer l’intention avec laquelle les coups étaient portés, la marquer.
Non mais il se prenait pour qui, celui-là ? Venir à une heure pareille et avoir le culot d’insister de la sorte ? Marvin décida de ne pas bouger d’un iota, se contentant de lancer un “C’est pour quoi ?” des plus agressifs possibles, comptant bien signifier à cet individu que le patron ici, c’était lui. Question à laquelle il reçut pour toute réponse un silence assourdissant. Personne ne répondit, si bien que Marvin, plus qu’agacé par la situation, décida de camper sur ses positions et de ne pas ouvrir. Il allait s’en retourner sur le balcon lorsqu’il se retourna d’un coup, le visage pétrifié par la frayeur et les yeux hagards : Les coups s’étaient répétés, 3 minutes plus tard, à la différence près qu’ils étaient plus espacés et que la force avec laquelle ils avaient été exécutés sur la porte avait doublé d’intensité. L’on insistait plus que grossièrement et l’on tenait à le faire savoir avec une espèce de violence sourde… Quelle que soit la nature de cet individu, ses intentions ne semblaient clairement pas être bienveillantes.
Cette petite visite nocturne ne plaisait décidément plus du tout à Marvin qui commençait à se demander s’il ne serait pas temps de penser à sa sécurité et d’appeler la Police. Seulement les agents verraient les trésors qu’il avait amassé au cours de ces dix dernières années d’arnaques et de manipulation et le questionneraient sur la provenance de ces biens…
Mais il ne se posa plus aucune question outre-mesure lorsque trois autres coups firent cette fois-ci trembler la lourde porte de bois, la faisant presque sortir de ses gonds par une force qui ne pouvait qu'être surhumaine, c’était sûr… Il sauta donc sur son smartphone pour composer le numéro d’urgence lorsqu’il découvrit qu’en dépit d’un bon réseau téléphonique, il ne parvenait pas à joindre la Police, ce qui était pourtant techniquement impossible…Et qu’en était-il des voisins ? Un bruit aussi assourdissant aurait pourtant dû les alerter ? Mais c’est comme si il se trouvait maintenant isolé du monde et personne ne vient à sa rescousse.
Après trois autres longues minutes, priant pour les coups s’arrêtent et crispé sur son téléphone dans le noir, deux coups se firent à nouveau retentir mais le troisième n’en eu pas le temps, la porte finissant par céder sous l’ultime pression de la créature…
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UN PROF PARTICULIER
Le numéro qui s'était affiché était un numéro de téléphone portable, néanmoins on pouvait lire sur l'écran le nom d'une agence immobilière, sans doute une toute petite agence spécialisée dans un type de bâtiments précis, pensa-t-elle. Ces temps-ci, son intuition se développait bien, elle poussait dans son jardin intérieur comme poussent des violettes ou des coquelicots, comme ça, au grès du vent, au grès du temps, sans vraiment de méthode...
La voix au bout du fil était claire, limpide, même, et allait droit au but. On ne lui demanda pas son niveau d'étude ou quelque qualification que ce soit. Le temps est précieux, le temps c'est de l'argent et c'est pourquoi il faut aller à l'essentiel.
- Il me faudrait une remise à niveau pour ma fille, elle passe en première et n'est pas prête pour le bac.
"Il me faudrait". Les termes employés parlaient d'eux-mêmes. Pas d'impératif, mais une formule encore plus impérieuse, une formule qui ne laissait planer aucun doute alors même que les deux femmes ne se connaissaient pas. Le ton était impérieux, mais la demande n'était pas très claire... Comme si on était habitué à ce que les autres devinent vos moindres envies, vos moindres lubies, vos moindres attentes et plus encore. Cette femme devait probablement avoir pas mal de monde sous ses ordres. Elle ne l'interrogeait pas non plus sur ses méthodes et sa pédagogie.
- D'accord. Dans quelle matière souhaiteriez-vous que j'intervienne ? Se contenta-t-elle de demander posément, pour signifier tout de même au passage le fait qu'elle avait affaire à un être humain et pas à une sorte d'Uber des cours particuliers.
- En français. Peut-être en histoire-géo et en anglais aussi, à voir...
- Bien. Par quoi voudriez-vous commencer ? Répondit-elle sèchement. Elle évoquait les matières comme on allait dans un restaurant japonais, avec ces gros buffets où vous pouvez vous servir un peu de ci et un peu de ça. Alice était donc un buffet mis à la disposition de ces gens qui vont se servir comme bon leur semble dans ses ressources et ses compétences.
- Il me semble que le priorité serait le français.
- Probablement, acquiesça Alice de façon volontairement évasive. Elle sentait déjà qu'il fallait qu'elle pose ses limites, et que se montrer trop affirmative serait pris comme un signe de faiblesse.
- Quelles seraient vos disponibilités ? Enchaîna la mère.
- Eh bien, je peux vous proposer jeudi matin ou vendredi après-midi. Où habitez-vous, s'il vous plaît ?
- Nous habitons à proximité d'Aucamville, en périphérie. Vous n'êtes pas disponible avant ?
- Je vois... Prit-elle le temps de répondre, voulant elle aussi imposer son rythme dans cet échange. Avec les riches, mieux valait se montrer stratégique dès le début, au risque de se faire manger tout cru. Ecoutez, je peux aussi vous proposer mercredi, même si ça ne m'arrange pas trop...
- OK pour mercredi après-midi, 14h c'est bon pour vous ? Enchaîna-t-elle sans même un merci. On aurait dit qu'elle planifiait un audit, pensa Alice.
- Je le note, oui. Il faudra me faire parvenir votre adresse par message pour que je puisse calculer l'itinéraire... D'ailleurs, à ce propos, il y aura des frais de déplacement de 15 euros à prévoir. On partirait sur un format d'1h30 ou plus ?
- 1h30 pour commencer, ce serait bien... Elle ne semblait même pas avoir songé au format. Juste à l'aspect purement logistique de la chose : Des cours. Il fallait prendre des cours ! Cours de quoi, on ne savait pas, ni de combien de temps... Mais des cours !
- Très bien. Il y aura donc 45 euros à prévoir en liquide.
- Parfait, à mercredi, au revoir.
Pas le temps de s'apesantir non plus sur les difficultés de l'adolescente en question, dont elle ne connaissait d'ailleurs même pas le prénom. Sans avoir eu le temps de dire "ouf", le marché était conclu.
Quelques jours plus tard, après avoir marché dans la chaleur du mois de juillet, elle sonna à un espèce d'interphone relié à un portail automatique. Elle plaça bien sa tête dans l'angle de la caméra et sans plus attendre, comme par magie, les deux portes de fer s'ouvrirent en symbiose pour donner sur ce qui se voulait être un petit paradis sur Terre.
Elle entra dans un petit domaine au milieu duquel trônait une coquette maison, ni trop petite, ni trop grande. Elle était dotée d'une généreuse baie vitrée donnant sur une piscine, comme si tous les regards étaient censés être tournés vers elle. La piscine, ultime lieu de détente, le graal divertissant par excellence. Par ce bel après-midi de juillet, l'eau de la piscine turquoise glougloutait tranquillement sous la pression du purificateur d'eau. Une piscine creusée entourée d'une terrasse qui avait dû être refaite à neuf il n'y a pas longtemps. Pas de plante à l'horizon. Et encore moins de jardin. La piscine se suffisait à elle-même, signe sans doute de réussite sociale... Il devait quand même y avoir un tilleul près de l'entrée.
Tout était calme et tranquille, dans cette petite propriété. Seul le bruit de ses ballerines bruissant sur le gravier se faisait entendre. La porte était déjà ouverte et une jeune fille souriante l'accueillit. Sa chevelure était soyeuse, parfaitement lisse et parfaitement ordonnée en un brushing qui tombait le long de son dos hâlé. Ses ongles parfaitement manucurés luisaient à la lueur de la lumière tamisée du grand living-room. Les volets étaient mi-clos, par cette chaleur suffocante. Et inutile de préciser que la maison était équipée d'un appareil à air-conditionné qui n'émettait pas le moindre bruit.
La jeune fille portait un bustier noir assorti à un short de couleur sombre, lui aussi. Une petite femme de 16 ans se tenait en somme devant elle.
- Est-ce que je peux emprunter les toilettes ? Demanda Alice. Elle avait bu tellement d'eau avant et pendant le trajet qu'elle ne tenait plus...
-Oui, bien sûr, au fond à gauche, indica la jeune fille en faisant un geste vague de la main gauche, comme si on pouvait à peine parler de ces choses là, comme si le simple fait de l'évoquer créait déjà une gène.
A l'intérieur de la maison, tout était d'ailleurs en ordre et parfaitement propre, rien ne dépassait d'un iota. Le cadre était posé.
- Bien, dit Alice, si ça ne te dérange pas nous allons travailler en partie sur ordinateur sur un texte de Victor Hugo, c'est un classique donc ça devrait aller ! Précisa t-elle, en y mettant plus de chaleur et d'enthousiamse que nécessaire.
Elle pouvait déjà sentir une gène chez la jeune fille. Une gène dont elle ne tarderait pas à découvrir la cause. Bon, il ne lui fallait en général pas plus d'une heure pour cerner le profil d'un nouvel élève, ou plutôt le scanner !
- OK.
- Tu es plutôt littéraire ou scientifique ? C'était une question bâteau qu'elle posait là, mais qui fonctionnait en général très bien pour briser la glace, du moins pour faire comprendre à l'enfant ou l'adolescent en question qu'on n'est pas là pour le fliquer mais pour le faire progresser et que le but est aussi de se mettre dans ses basckets.
- Ah moi je suis scientifique en vrai.
- D'accord. Bah on va voir où tu en es arrivée, en tout cas. Elle sentait que le tutoiement était de mise et que la gamine la toisait déjà du regard.
- OK, donc je vais te laisser lire le texte et tu me diras ce que tu en as compris. Lança-t-elle, une fois installée à la grande table du living-room. Mais juste avant, il y atoujours des questions fondamnetales à se poser au brouillon avant même de commencer à écrire sur la copie... Est-ce que tu sais ce qu'est un mouvement littéraire ?
- C'est genre un roman policier, ça c'est un mouvement littérair,e par exemple. Répondit Adelaïde en prenant soin de ne pas la regarder.
- Alors non, ça c'est un genre littéraire, une sous-catégorie... Un mouvement littéraire ets plus vaste que cela, car il s'inscrit toujours dans une période historique, en fait. Un mouvement littéraire ne naît pas comme par enchantement, il est toujours le fruit de son époque et le produit d'un virage historique. C'est comem un mouvement pictural, il reflète toujours des moeurs et des changements historiques. Par exemple, ce texte de Victor Huga extrait des misérables parle de rédemption, mais il faut savoir que l'oeuvre complète a pour thème la défense des droits des plus faibles, avec notamment la dénonciation du travail des enfants. Ceci est l'apanage du mouvement politique des lumières. Est-ce que tu peux me dire ce que sont les Lumières dans les grandes lignes ?
- Euh j'avoue que je sais pas trop, c'est en rapport avec le 14 juillet et la prise de la Bastille , non ?
- Oui, c'est ça... Tu peux m'en dire plus ?
- Je vous avoue que j'en sais pas plus... Livra-t-elle, toujours en regardant droit devant elle. Alice était assise à côté d' Adelaïde, et avait tourné la chaise rembourrée de soie vers elle, mais la jeune maintenait son buste résolument tourné vers la table. Une posture de résistance dont elle n'était probablement même pas consciente.
- Le mouvement des Lumières a voulu en finir avec la monarchie absolue du roi Louis XVI... Tu vois qui il est ?
- Oui.
- OK. Donc ce mouvement était surtout un mouvement bourgeois à la base, et il a voulu dresser le peuple contre cette monarchie de droits divins pour que la politique ne soit plus fondée sur un seul homme qui incarnerait Dieu sur Terre, mais sur l'ensemble du peuple et la démocratie... Tu vois de quoi je veux parler ?
Face aux réponses laconiques de la jeune fille, elle essayait de la mobiliser tant bien que mal dans une sorte d'échange afin de ne pas la perdre en route. Enfin même dès le début du cours !
- Oui, ça me revient un peu... Mais j'avoue, l'histoire c'est pas mon truc non plus. Répondit-elle fermement et sans plus de détails, comme pour signifier assez explicitement que l'échange devait s'arrêter là.
Des gosses de riches, elle en avait déjà vu, mais le rapport de force n'avait jamais été inversé. Une enveloppe avec le réglement en liquide l'attendait sur la table, et pourtant, la patronne dans l'histoire, était bien cette jeune fille en bustier noir qui n'avait sans doute jamais travaillé de sa vie. Alice n'en revenait pas de tant de suffisance et hésita sérieusement à prendre cette enveloppe et à se casser. Oui, se casser. Après tout, ça valait bien le dérangement. Le dérangement pour le temps passé dans les transports pour le bon plaisir de ces gens et tout ça pour que - elle le sentait venir gros comme une maison - elle ne puisse pas même éffleurer le coeur d' Adelaïde et son petit être déjà tant conditionné par les certitudes. Avec un égo pareil qui ne passait pas la porte d'entrée, il serait en effet difficile d'atteindre une quelconque cible... Elle se ressaisit tout de même, professionnelle jusqu'au bout. Ils avaient payé pour un service et elle allait le leur rendre. Elle ferait donc son maximum jusqu'à la fin de cette séance pour transmettre ce qu'elle avait à transmettre. Et aussi pour dire de qu'elle avait à dire, que ça plaise ou non...
- Pourtant, un minimum de culture générale est requise pour appréhender un texte de littérature, comme je le disais tout à l'heure, on ne peut pas bien comprendre Hugo si on ne le replace pas dans son contexte. Là j'ai pris un texte sympa, poursuivit-elle sur un ton désinvolte pour détendre l'atmosphère, il n'y a pas besoin de trop de connaissances pour bien comprendre ce qui ce joue entre Jean-Valjean et Petit Gervais, mais ça ne sera pas tout le temps comme ça...
Poiur toute réponse, elle reçu un silence appuyé. En plus de se détourner symboliquement d'elle, la jeune fille se murait maintenant dans le silence. Et plus Alice faisait des efforts pour essayer de se mettre à sa portée, plus la jeune fille devenait inssaisissable. L'atmosphère s'alourdissait de minute en minute. La jeune fille pris tout de même quelques notes de bonne grâce à propos de ces fameuses questions fondamentales à se poser. Elle joua le jeu, un peu crispée déjà, sans doute refroidie par le fait que peut-être se cachait dans des lieux obscurs des connaissances et des façons d'appréhender le monde insoupçonnées et que là-dessus, elle n'avait pas la science infuse.
Quelques notes, oui... Sur un carnet orné de couleurs et de dorures qui devait valoir à lui seul une cinquantaine d'euros. "Du brin dans du papier doré.", pensa-t-elle. Elle ne pû réprimer cela, malgré le bénéfice du doute qu'elle accordait toujours aux élèves et aux foyers auprès desquels elle intervenait ; quel que soit l'âge, l'origine, la classe sociale, etc. Et nul besoin d'ailleurs de se revendiquer des Lumières pour accorder cette espèce de présomption d'innocence, cette bienveillance qui faisait de son mieux pour se délester de préjugés ne faisant pas bon ménage avec l'aide à autrui.
- Bon, passons au texte, tu peux prendre le temps de le lire, puis tu pourras me dire ce que tu en as compris. A ce stade là, mieux valait prendre un chemin de traverse... Elle pouvait déjà sentir aussi une pointe d'impatience. Le cours prenait en effet un peu plus de temps à être dispensé qu'un tutto Youtube.
La jeune fille, contre toute attente, pris tout de même le temps de lire attentivement le texte. Alice lui avait bien précisé qu'elle pouvait souligner les mots dont elle ne comprenait pas la signification mais elle n'en fit rien.
- Alors, je vois que tu as terminé de lire le texte, relança Alice, singeant l'enthousiasme et la fraîcheur. Est-ce que tu peux me résumer le texte avec tes mots ?
- Alors euh c'est un homme qui revient de la campagne... Commença-t-elle, fixant l'écran d'ordinateur où le texte était affiché.
- Alors, il ne s'agit pas de répéter de qu'il y a dans le texte, sinon on tombe dans la paraphrase... Raconte-moi juste ce que toi tu en as compris. Et c'est pas grave si tu te uraisonnes...
- Eh ben, c'est un homme qui se balade dans la campagne et il tombe sur un enfant. Reprit Adelaïde, un peu las.
- D'accord. Et qu'est-ce qu'il se passe ensuite ? L'encouragea Alice.
- Ben justement, c'est là où je n'ai pas trop compris...
- Ah d'accord, répondit Alice, ayant du mal à dissimuler son malaise. La jeune fille semblait encore plus crispée alors qu'elle, s'efforçait de partir symboliquement à sa rencontre. Et bien sûr plus elle le faisait, moins ses efforts payaient. "Ce qu'il se passe après, c'est un peu le coeur du texte... On va le décortiquer ensemble pour que tu sois plus à l'aise et que la méthodologie passe mieux." En sept ans de métier, elle n'avait jamais eu beaucoup à se justifier de sa pédagogie mais là, elle sentait qu'elle était en quelque sorte tenue de le faire.
- Alors, commençons par le premier paragraphe, reprit-elle, que se passe-t-il ici ?
- Donc on a un homme, c'est un prisonnier d'après ce que j'ai compris, et il se balade dans la campagne... On dirait que c'est l'été et qu'il fait chaud. Voilà.
- Est-ce que tu peux préciser un peu ? Soit dit en passant, on va en profiter pour analyser les émotions qu'il y a en jeu ; ce qu'il se trame dans la tête des personnages et ce qu'ils ressentent au plus profond d'eux. Car en fait, le commentaire de texte est basé sur les registres littéraires, qu'on arrive à identifier en identifiant les émotions des personnages...En fait, l'idée est vraiment de creuse la psychée des personnages afin de ne pas rester dans une analyse de texte de surface. Alors, que ressent Jean-Valjean au début de la scène ?
- Euh, il a l'air content...
- Et pourquoi ça ? Qu'est-ce que l'on comprend de sa situation ?
- Euh, je sais pas...
- OK, le but est vraiment de se mettre dans les baskets de Jean-Valjean et de comprendre ce qu'il peut bien ressentir en se basant sur la situation décrite... Et pour mieux comprendre cela, tu peux t'appuyer sur le paratexte aussi pour y piocher des indices. Que nous dit le paratexte ?
- Que Jean-Valjean, c'est un ancien prisonnier...
- OK, donc je vais analyser l'état d'esprit de Jean-Valjean pour toi sur ce premier paragraphe et je te laisserai prendre la suite.
- OK.
- Alors ici, on peut sentir que c'est un vent de liberté qui plane sur la vie de Jean-Valjean. Il sort à peine de prison et n'a qu'une envie, c'est profiter de sa liberté retrouvée, croquer la vie à pleines dents. Donc là, il savoure le contact avec la nature, le fait qu'il soit désormais libre de toute contrainte. Et cette campagne dans laquelle il se trouve, cette nature symbolise bien ça. On a d'ailleurs le champ lexical des cinq sens qui illustre le redéploiement de sa sensibilité, après tant d'années passées derrière les barreaux... Donc on peut parler ici de rennaissance, d'un retour à la liberté salvateur qui lui donne une grande joie de vivre.
La jeune fille ne trouva rien à répondre, un peu décontenancée par la tirade d'Alice. Elle resta sur sa chaise, le dos bien droit. Pas hostile, mais pas hospitalière non plus.
- Alors tu peux noter le smots clefs que tu as retenu par rapport à ce que je viens de dire, car bien sûr, au brouillon, il n'y a pas le temps de faire des phrases...
Elle tourna la tête en direction de son Mcbook et écrit quatre mots à la volée.
- Voilà, j'ai fini...
- Quand même, j'ai détaillé un peu plus que ça...
- Bah je sais pas quoi dire de plus.
Ca y est. Alice était définitivement sur les nerfs. Cette attitude suffisante de désinvolture, cette attitude passive-agressive et soit-disant cool de gamine gâtée-pourrie qui trouvait normal qu'on lui serve la béquée et tout sur un plateau. Cette gamine était vide, vide de connaissances, mais surtout vide d'émotions. Elle était sèche comme un linceuil et en était fière. A croire que l'apparence de certains et un physique avantageux étaient leur seul lot dde consolation. Elle n'eût pas honte de ses pensées et laissa ouvertment transparaître son agacement.
- OK, je te laisse développer un peu plus et je regarde ça. Essaye de te rappeler de ce dont on a parlé...
La jeune fille ajouta deux mots à la liste. Aux mots "content", "nature" et "prison" elle avait ajouté "soleil" et "arbre".
- Et la liberté dans tout ça ?
- Ben j'ai mis "content", ça englobe la liberté...
- Non, "content" et "libre" ne veulent pas dire la même chose. On peut être content sans être libre. Et tu ne fais pas non plus référence aux cinq sens ni au renouveau, à un nouveau déprt...
Abigaëlle ne réagissait pas. Non seulement elle ne bougeait plus, mais elle ne parlait plus. Mais Alice sentit qu'il ne s'agissait pas d'un mutisme qui aurait traduit un manque d'assurance ou quelque chose de cet ordre. Sous ce mutisme enflait un ressentiment larvé, une espèce d'hostilité étouffée qui ne s'exprimait pas clairement. Adelaïde était entrée en lutte contre Alice et imposait une résistance claire, mqis sans mots, les mots étant trop engageant pour être prononcés et assumés. Il ne fallait pas que l'on croie qu'elle versait dans la littérature...
- Eh bien écoute, si tu ne troouves pas les mots, je vais les trouver à ta place... Elle saisis le Mcbook pro et se mis à noter les mots clefs en question, allongeant d'au moins trois lignes la prose de la jeune fille.
Le silence était maintenant glaçant. La gène avait fait place ç un ressentiment clair et sans ambiguïté.
- Je suis désolée, repris Alice, mais au baccalauréat, si tu ne développes pas plus ta pensée, on ne te donnera pas la moyenne. Ca n'est pas moi qui fixe les règles, se justifia-t-elle, alors qu'elle bouillonnait intérieurement face à ce qu'elle ne pouvait s'empêcher de juger comme une pauvreté crasse d'esprit.
On vous demande une analyse profonde du texte, et même une analyse personnelle, alors tu comprendras bien que cinq mots pour expliquer ce qu'il y a en jeu dans le premier paragraphe, c'est un peu léger...
Elle jeta un coup d'oeil furtif en direction du canapé, qui bien sûr faisait face à une grande télévision. Comme si elle allait chercher là le regard approbateur d'une tierce personne. C'était dingue, tout de même, de manquer à ce point d'assurance face à une gamine écervelée et fière de l'être ! Elle s'auto-flagellait intérieurement. Cet éternel sentiment d'infériorité face à cette famille de riches qui se croyait tou permis... Qui l'avait sollicitée et qui maintenant allait la renvoyer de là où elle était venue sans ménagement et sans considération aucune. Elle n'était qu'un outil, qu'un larbin au service du bon-vouloir de ces gens, elle le savait fort bien.
Elle contempla un instant le living-room où tout était à sa place. Le sofa et ses pieds baroques, le tapis assorti au sofa parfaitement aspiré, les photos de famille où tout le monde sourit, la cuisine neuve et d'un blanc immaculé... On aurait dit que personne n'habitait ici. D'ailleurs c'était vrai, personne n'habitait ici hormis la petite princesse avec qui elle venait de passer laborieusement 1h30. La maison semblait être vide la plupart du temps. Elle reconnaissait bien là la classe moyenne supérieure, à trimer corps et âme pour se payer une maison et un attirail d'équipements en tout genre, dont on ne pouvait, la plupart du temps, pas profiter du tout.
Mais cette fameuse classse moyenne supérieure était peut-être pire que les autres, en ce qu'elle avait aussi ce côté profondément méprisant de l'intelligence du coeur... Un mépris de tout ce qui pouvait s'apparenter à de la beauté intérieure, pour ne privilégier bien sûr que la beauté extérieure. Une célébration constante des plaisirs matériels dont la jeune fille était le produit parfait.
Elle remarquait de plus en plus cet état d'esprit chez les ingénieurs, comptables, administratifs et autres profils travaillant dans l'immobilier. Des gens dont le travail était de résoudre des problèmes techniques -et c'était tout à leur honneur- et qui avaient tendance à ne se focaliser que sur l'unique aspect matériel des choses. Un pragmatisme froid encore renforcé par l'individualisme ambiant et qui avait pour effet de nourrir ce dernier en retour.
La mère arriva à la toute fin de la séance. Une robe à fleurs à dos nu. Un "bonjour" chuchoté du bout des lèvres et un rapide sourire qui passa sur un visage qu'elle eût à peine le temps d'apercevoir. Mais un visage fatigué, aux traits tirés, ça, elle pû le remarquer. Elle s'éclipsa rapidement dans une pièce adjacente et pris soin de fermer la porte derrière elle sans un mot de plus.
Alice tenta de poursuivre comme si de rien n'était. Elle avait voulu remettre à sa place Adelaïde, mais sans l'humilier pour autant. La jeune fille resta de marbre jusqu'à la fin de la séance. Alice demanda à faire un point rapide avec la mère, non pas pour essayer de lui vendre d'autres cours, mais par acquis de conscience, pour qu'au moins elle sache ce qu'il en retourne du niveau de sa fille en français. La mère déclina l'invitation fermement, arguant qu'elle était en visioconférence. Non, elle ne décrocha pas de sa réunion ne serait-ce que pour venir la saluer, ce qui ne la surpris qu'à moitié, après tout. Le temps était précieux car le temps, c'est de l'argent. Il ne fallait pas en perdre une miette... Abigaëlle quant à elle adressa un "au revoir" plus que timide à Alice en prenant soin de ne pas la raccompagner à la porte. Et il est presque inutile de préciser qu'Alice n'entendit plus jamais parler de cette famille.
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UNE OIE BLANCHE
Le moins que l'on puisse dire est que le copain de Claudine n'avait pas fait dans la dentelle. Lorsqu'il apprit que sa chère et tendre avait perdu son travail, il avait quitté le domicile sans crier gare, en laissant pour toute explication un morceau de papier sur lequel il avait dû noter quelque chose du genre : "Désoler C tro pr moi g besoin dair". En fait, Claudine avait découvert ledit mot le dernier soir de son dernier jour dans l'entreprise de ménage qui avait dû se serrer la ceinture et envisager de menus aménagements dans sa logistique interne, comprenez un plan social ! Alors qu'aux environs de 20h15, comme à son habitude, elle rentrait dans le vestibule et s'empressait d'ouvrir un nouveau paquet de croquettes pour le chat, elle découvrit le morceau de papier posé à côté de la cafetière et sans qu'elle sût exactement pourquoi, senti que sa vie allait prendre là un tournant aussi inattendu... Qu'amer. Car oui, on peut le dire, elle n'avait pas vu grand-chose venir, trop focalisée à retrouver un emploi pour prêter plus d'attention que ça aux signes pourtant avant-coureur d'une trahison.
A bien y regarder, même si Julien avait toujours participé aux frais de la maison et au paiement du loyer, on ne peut pas dire qu'il s'était mis en ménage par folle passion pour Claudine, mais bien plutôt par commodité. En effet, à presque 40 ans il s'était mis en tête de gagner en stabilité sur les conseils de ses parents, qui ne perdaient jamais une occasion de lui dire ce qu'il était censé faire de sa vie.
C'est donc un beau jour de mai, alors qu'il sortait de la gare Montparnasse, qu'il avait croisé le regard de cette jolie dame pipi, adossée au guichet des toilettes de ce lieu insolite. Ni une ni deux il avait accosté la trentenaire, lui proposant un petit séjour-éclair dans les cabinets. Trois mois plus tard, ils emménageaient ensemble, dans un appartement choisi par ses parents, faisant honneur à son salaire de manager du KFC de Bussy-Saint-Georges. L'appartement ne se situait pas en plein-Paris, mais tout de même, un 40 m2 en Ile-de-France, ça chiffrait vite ! Julien avait insisté pour louer l'appartement à son nom, et Claudine s'était portée caution. Or, l'individu n'ayant pas donné signe de vie depuis maintenant 2 mois et étant selon les dires des propriétaires insolvable, le loyer était maintenant pour ainsi dire pour sa poire. Claudine enchaînait donc les missions pour des boîtes d'interim, travaillant en tant qu'aide ménagère ou serveuse à l'occasion d'événements festifs. Ces missions étaient pour la plupart renouvelées, mais bien trop espacées dans le temps pour en tirer un revenu digne de ce nom. Les entretiens d'embauche ne portaient pas leurs fruits non plus et voici que Claudine se retrouvait maintenant avec un loyer entier de retard ! Trouver un appartement en île-de-France n'était déjà pas une mince affaire, ajoutez à cela une situation professionnelle instable et vous parviendrez à la conclusion que Claudine était dans le merde ! Impossible de postuler pour un appartement, même plus petit, dans ces conditions...
Claudine avait alors pris l'habitude de méditer. Oui, méditer, et prier aussi. Même si pour être honnête, elle n'en n'avait pas conscience, ne s'étant jamais posé trente-six mille questions dans la vie jusqu'à présent, suivant le chemin de pensée tout tracé que lui avaient prescrit ses parents et la société. Un chemin vaguement dans la ligne judéo-chrétienne, le sentiment de culpabilité en moins. Un chemin de culture judéo-chrétienne et athée bien ancré dans le quotidien des faits. Ainsi on ne pouvait pas dire que Claudine priait pour se relier à Dieu... Elle priait comme un papillon qui errait de fleur en fleur, à la recherche de quelque chose qui aurait pu lui redonner espoir dans les ténèbres d'une vie sans soutien et sans argent. Aucun imaginaire non plus auquel se raccrocher, Claudine ayant toujours mené une existence pour ainsi dire simple, dans laquelle la seule fantaisie consistait, une fois par mois, à aller se faire manucurer les ongles, bien que ces derniers étaient la plupart du temps dissimulés sous les gants en latex réglementaires imposés aux dames pipi.
Et voici qu'un soir, alors qu'elle priait et tentait de se relaxer un peu, comme elle en avait pris l'habitude, elle se mit à penser à une personne qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps, une personne avec laquelle elle avait perdu contact... Un ami avec qui elle n'était pas fâchée, mais dont la route s'était tout simplement séparée de la sienne. Il fit irruption dans ses pensées et elle se demanda alors si elle aurait des nouvelles de lui un jour... A ce moment-là, tout se passa comme si quelque chose avait pris possession de sa tête. Un grand ciel noir apparu et une ligne verticale faisant le lien de la Terre au ciel frappa à la manière d'un éclair, suivi du chiffre 27 qui lui apparu en blanc. Nous étions ce jour-là le 26 février et lorsqu’elle se réveilla le lendemain aux aurores, elle découvrit le nom de la personne en question affiché sur l’écran de son téléphone, avec la mention “nouveau message”. Claudine en fut sidérée et tout le reste de la journée se déroula d’ailleurs de manière très particulière. A chaque question qu’elle se posait, la réponse lui parvenait, que ce soit par le biais d’un élément extérieur comme un panneau publicitaire ou d’une vision semblable à celle qu’elle avait pu avoir la veille, ou même d’une parole qu’elle pouvait clairement entendre dans sa tête. Claudine perdait-elle la boule ? En dépit du fait que Claudine n’avait jamais été un génie intellectuel, toutes ces réponses qu’elle recevait lui semblaient pourtant cohérentes, concordantes avec la réalité…
Dans la rue, en sortant de la boulangerie sur le chemin de Pôle emploi (ou plutôt désormais “France travail”), elle s’était par exemple demandé si elle devait prendre à droite ou à gauche. La réponse lui était alors parvenue spontanément, sans même qu’elle eût à insister outre-mesure pour l’obtenir… Une réponse claire et précise : “Il faut prendre à gauche”, si bien qu’elle arriva à destination avec succès sur les instructions de cette mystérieuse voix. Les jours suivants se déroulèrent dans la même ambiance, elle était guidée pour tout et il faut dire que cela lui rendait la vie plus facile. La vie lui souriait enfin après toutes ces galères… Des parents absents, un copain décevant et une condition sociale merdique, même si pour le moment, aucun travail ne pointait son nez à l’horizon. Les visions et les voix, elles, devenaient de plus en plus nettes et il lui arrivait même d’avoir des pressentiments qui se révélaient vrais par la suite, qui se réalisaient. Elle finit par poser clairement la question à cet Uriel (il disait s’appeler ainsi) dans sa tête un matin d’avril, alors que ses finances ne s’amélioraient décidément pas et qu’elle était menacée d’expulsion : “Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à retrouver de travail ?” A cela, elle reçut sans plus attendre une réponse, teintée d’une voix plutôt masculine (car elle pouvait désormais aussi entendre les intonations de voix) : “Ça n'est plus ton chemin.” Claudine s’empressa donc de demander quel genre de reconversion professionnelle l’attendait mais cette fois-ci, elle n’obtint pour toute réponse qu’un silence assourdissant.
Un peu plus tard dans la journée, elle reçut ce qu’elle avait l’habitude d’appeler un “signe”, ces espèces de réponses aux questions qu’elle se posait dans sa tête, comme elle les appelait… Alors qu’elle rentrait chez elle, elle tomba nez à nez avec un prospectus proposant de la voyance en ligne. Elle qui communiquait désormais quotidiennement avec des êtres mystérieux qu’elle seule pouvait entendre, dont les pressentiments se réalisaient presque toujours, elle qui avait déjà sauvé la vie in-extremis d’un homme ayant manqué de se faire écraser par une voiture, ayant perçu sa mort quelques secondes avant qu’il ne s’engage sur la chaussée, elle à qui ses amies posaient tout un tas de questions sur tout et sur rien… Elle que personne n’avait jamais vraiment écouté, voilà qu’elle songeait désormais à donner des séances de voyance pour guider les gens. Elle était même devenue l’oracle du quartier tant ses prédictions tapaient toujours dans le mille et il n’était pas rare qu’en sortant les poubelles elle se fasse accoster par des voisins qui avaient des questionnements en tête.
Elle en fit part à ses amies, pour la plupart d’anciennes collègues de travail. Et c’est ainsi qu’une semaine plus tard, ses premiers clients attendaient patiemment sur le canapé du salon, le bouche à oreille fonctionnant de manière assez fulgurante. Subjuguées par la précision chirurgicale des informations que Claudine leur avait fournies, elles leur avaient donné son numéro. Et voilà que cinq personnes se serraient sur ce canapé, agglutinées. En réalité, elles savaient qu’elles n’auraient pas longtemps à attendre, une séance durant 10 minutes en moyenne, tant la fulgurance avec laquelle Claudine percevait les informations était grande. Elle se connectait à la personne et elle recevait. C’est comme si elle n’avait qu’à demander, et la grande manne de l’univers lui répondait instantanément. Certains même venaient avec leur animal de compagnie, Claudine ayant en fait cette capacité de se connecter à n’importe qui ou n’importe quoi, pourvu qu’elle en fasse la demande. Elle pratiquait ainsi la communication animale par télépathie comme on pratique le ping-pong. Le principe était toujours le même : elle se mettait dans un état de calme profond, plaçait son intention sur la personne ou la chose en question et voyait peu à peu arriver à elle des images, des couleurs et des voix qui la guidaient dans ce qu’elle avait à livrer à toutes ces personnes.
Bientôt, on la sollicita même pour des cas de magie noire à prix d’or. Du nettoyage énergétique d’auras ou de maisons, enlever le mauvais œil, couper les liens invisibles avec des personnes mal-intentionnées… De fil en aiguille, grâce à un contact haut-placé parmi ses clients, elle pu même bientôt changer d’appartement et migrer ni plus ni moins que dans l’un des immeubles les plus prestigieux de la ville de Paris. L’immeuble en question ne ressemblait pas aux autres immeubles haussmanniens alentour. On avait démoli ce qu’il y avait auparavant pour remplacer cela par un immeuble à l’architecture plutôt futuriste et d’un blanc immaculé. Elle occupait pour ainsi dire l’étage complet, on avait grandement insisté pour la placer là, et ayant désormais un compte en banque n’ayant rien à envier à celui d’un patron d’une moyenne entreprise se portant bien, elle pouvait se le permettre.
Un soir, alors qu’elle revenait d’une soirée bien arrosée dans un hôtel particulier du Xème arrondissement, elle tomba nez à nez avec son voisin du dessus, en l’occurrence celui qui habitait le dernier étage. Ce dernier, très jovial et séduisant, l’invita à aller boire un café. Un café à 2h46 du matin ? Qu’importe, Claudine était bourrée et il faut ajouter aussi que cela faisait pas mal de temps qu’elle n’avait pas cédé aux charmes de la gent masculine… Elle accepta donc son étrange invitation et la voilà maintenant qui sirotait un énième verre de Gin avec son voisin, ou plutôt le PDG d’une grosse boîte du CAC 40. Il lui exposa assez vite la situation délicate dans laquelle il se trouvait et Claudine, toujours aussi bourrée, acquiesçait, tandis que cet homme plongeait ses yeux verts dans les siens, cet homme qui avait du charme et le savait.
Cet homme charismatique et brillant qui avait, disait-il, gravi les échelons par le fruit de son travail… Claudine acquiesçait, et alors que l’homme approchait sa bouche de la sienne, devenait quand même de plus en plus nerveuse. Il correspondait en tout point à ce qu’elle avait toujours attendu d’un homme, et elle se sentait flattée qu’il puisse avoir ne serait-ce qu’une once de considération pour elle. Etait-ce là comme on dirait le coup de foudre ? Claudine se sentait décidément pousser des ailes avec cette nouvelle vie et les étranges facultés qu’elle avait développé… Elle était une sorte de Cendrillon du 21ème siècle. Espérons juste qu’elle n’ait pas atterri au bal des vampires.
Cet homme mûr d’une cinquantaine d’années qui avait fait fortune dans l'aéronautique venait de l’embrasser sur la bouche. Là, sur le sofa en peau de vison, il venait de poser ses lèvres sur celles de Claudine, la dame pipi de la gare Montparnasse. Elle était toujours sous l'emprise de l'alcool, mais cet épisode l'avait en quelque sorte ramenée sur un autre petit nuage... Celui de la passion et il faut bien le dire aussi, de la dépendance affective, tant Claudine, même après ses prouesses reconnues, manquait d’assurance en elle-même. Elle tenta de se redonner une contenance en tripotant son nouveau sac Chanel. Il ne lui plaisait pas vraiment mais c'était paraît-il l'élément à avoir dans le milieu qu'elle fréquentait désormais.
Gérald avait changé de ton. C’était son prénom… D’un ton empreint d’intimité, il était passé à un ton plus ferme et plus sonore. Pour un peu, elle se serait cru à l’une de ces réunions avec l’un de ses managers les plus haut placés de la boîte de ménage pour laquelle travaillait, gare Montparnasse. Il lui parlait d’une personne qu’il voulait selon ses dires “éliminer”. Claudine fut un peu choquée par le terme employé… Cette personne était soit-disant nocive pour la santé de son entreprise pour des raisons qu’elle n’avait pas bien compris et qu’elle ne voulait pas non plus bien comprendre, hypnotisée par le son de sa voix et les yeux émeraudes de Gérald. Seulement, cette personne ne détenait pas moins de 40% des parts de l’entreprise, ce qui la rendait tout simplement intouchable, à moins de pouvoir l’impacter psychiquement, et c’est là que Claudine entrait en piste. Claudine avait déjà fait des miracles en désamorçant un nombre impressionnant de rituels de magie noire et en chassant des entités venues des ténèbres pour ne plus qu’elles aillent vampiriser l’énergie d’une pauvre victime.
Mais comment Gérald savait-il tout cela ? Ça en faisait beaucoup, pour un simple voisin… “Quelque chose ne tourne pas rond”, pensa-t-elle confusément. Seulement, force était de constater qu’elle n’arrivait plus à détacher son regard de Gérald. Cet homme qui avait tout pour lui l’aimantait, et face à son discours plein de mots sophistiqués et son visage aux proportions harmonieuses, elle se retrouvait un peu comme une adolescente connaissant le premier amour. L’oie blanche qu’elle avait toujours été allait-elle signer ce contrat aux termes plus qu’obscurs ? En réalité, elle y avait à peine jeté un œil… L’objectif était clairement de faire tomber cet adversaire par quelques rituels de magie dont elle était maintenant familière. A dire vrai, elle ne les avait jamais pratiqué, sans doute car aucune occasion ne s’y était prêté, mais maintenant qu’elle regardait l’homme qui lui avait fait l’honneur de l’inviter dans sa demeure à boire un dernier verre, sa vision des choses était peut-être bien en train de changer. Sa peur aussi, celle de recevoir un retour de bâton… Car un beau jour, et intuitivement elle le savait, tout se paye, même dans le monde de l’invisible, si ça n’était pas d’ailleurs encore plus dans ce monde là ! Elle allait, ce faisant peut-être, se métamorphoser en une sorcière très puissante, influençant le monde de la finance comme l’on joue aux marionnettes. Elle qui tout au long de sa vie n’avait jamais eu que des rôles disgracieux ou des seconds rôles, avait peut-être une chance de passer au premier plan. Elle qui n’avait jamais su faire comprendre à la gent humaine que sa gentillesse n’était pas de la faiblesse, allait avoir en quelque sorte sa revanche, puisqu’il allait en être tout bonnement fini, de la gentillesse !
Claudine prétexta alors une envie urgente d’aller aux petits coins. Arrivée dans le dit lieu, recouvert de marbre sculpté de bas en haut, elle se passa un coup de blush sur les joues, galba les seins, redressa le buste avant de faire irruption dans le petit salon de son nouvel ami, un sourire triomphant sur les lèvres. Deux verres de champagne étaient maintenant posés de part et d’autre d’une pochette en cuir sertie d’émeraudes. Elle fit frapper sur le tapis ses talons aiguilles pour s'avancer jusqu'à elle, éclata d’un rire strident à la limite de l'obscène, saisi les feuilles contenues dans cette pochette à pleines mains et les parapha dans la foulée avec le stylo travaillé à la feuille d’or prévu à cet effet. Le contrat était déjà prêt, et peut-être bien prêt depuis des semaines. Claudine était bourrée, mais pas dupe. Son sourire s’élargit encore, sa lèvre supérieure se retroussant une fraction de seconde sur une dent que l’on aurait juré pointue.
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DÉTECTIVE TRES PRIVÉ
Pierre-Roger n'était pas un étudiant comme les autres. Rat de laboratoire invétéré, il trouvait toujours du temps libre pour d’obscures pérégrinations scientifiques en parallèle de son cursus de chimie à l'université Paul Sabatier située à Toulouse.
Ce cursus, vous l'aurez compris, ne représentait qu'environ 15% de son temps libre, entièrement consacré à son unique préoccupation, qui était devenue obsessionnelle. Traquer les criminels et si possible les identifier avant que le mal ne soit fait. Voilà pourquoi il s'acharnait depuis tant d'années à mettre au point ce système que des milliers ou peut-être même des millions avaient imaginé avant lui. Un système consistant à travailler à une solution qui pourrait, par le truchement des miracles de la chimie, contracter ou déployer des membres humains à l'envie pour qu'un jour, qui sait, un corps suffisamment diminué puisse se glisser dans l'intimité du prochain tueur en série en date ?
A force d'essais, et aussi grâce à un puissant système de tracking que lui avait mis au point Frédéric, l'un de ses meilleurs amis, dont les compétences en informatique tout autant que les obsessions n'étaient plus à démontrer, il avait pu ainsi percer le secret d'une équation mathématique inconnue du public à l'exception du FBI et autres autorités dédiées à la communication extraterrestre.
Or, cette équation, il s'était empressé de la mettre en musique en réunissant les produits nécessaires à la confection de cette solution, et ce dans un délai tout à fait raisonnable.
Pierre-Roger était pour ainsi dire devenu tout aussi obsessionnel que ses proies, et le résultat ne s'était pas fait attendre. Coup de bol ou intelligence supérieure à la moyenne, un mois seulement à compter de la découverte de cette équation, la solution était prête à l'emploi. Et les cobayes aussi...
Claire et Benjamin avaient en effet répondu à une obscure annonce parue sur un blog associé au site Internet de Paul Sabatier. L'occupation d'un travail à plein-temps n'était pas à l'ordre du jour, dans le sens où comme tous bons étudiants qui se respectent, ils étaient quelque peu fainéants. Qui plus est, un travail en ligne bien souvent, se devait d'être déclaré, et on ne peut pas dire que l'honnêteté non plus eut été un critère décisif pour choisir un travail.
C'est ainsi qu'un après-midi d'octobre, ils s'étaient retrouvés à la cafèt pour prendre connaissance des ambitions de Pierre-Roger. Munis d'un calepin et d'un stylo à la demande ce dernier, ils se tenaient prêts à prendre note du travail sans doute le plus incongru qu'ils réaliseraient de toute leur vie pour la menue somme de 10 000 euros chacun, ce qui, lorsqu'on avait été doté dès la naissance d'un gros poil dans la main, n'était pas une somme négligeable.
Si cela ne s'en n'était tenu qu'à des tocs journaliers, cela aurait pu entrer dans la limite du tolérable, mais voilà qu'il s'était mis aussi à aborder ces dernières via lesdits faux profils, s'infiltrant l'air de rien dans les conversations des unes et des autres à force de ruses et autres stratagèmes informatiques, leur proposant quelque rendez-vous fortuit au prétexte d'échanges de bons procédés... Qu'en était-il advenu de ces filles après ces rendez-vous, nul vraiment ne le savait, pas même Pierre-Roger, qui n'avait pas poussé le vice jusqu'à demander à son ami de se rendre subrepticement sur les profils de ces gentes demoiselles pour vérifier qu'elles étaient toutes saines et sauves... Tout ce qu'il avait pu remarquer est que leurs profils s'étaient mystérieusement parés, ultérieurement à ces rendez-vous, de photos et autres citations qui n'avaient pas grand chose à voir avec ce qui avait pu être posté auparavant...
Cela faisait des semaines que ces profils s'étaient parés d'images plus bizarres les uns que les autres... Quand ça n'étaient pas des animaux habillés, on y trouvait des publicités pour du viagra ou encore de la coke. Toutes ces demoiselles s'étaient donc t-elles soudainement mises à verser dans le dark net ? Il en doutait sérieusement.
C'est pourquoi, aux alentours de 4h du matin, il sauta le pas et envoya un texto aux deux étudiants, leur demandant de se rendre au plus vite le lendemain dans la cave du seul ami qu'il eu jamais eu de sa vie, Frédéric, qu'il avait connu au club d'échec de sa même université. Il voulait pénétrer dans les lieux de cet étudiant en informatique par le biais de ses camarades, et ainsi percer le secret de la folie soudaine qui s'était emparée des jeunes filles.
L'opération s'était plutôt passée dans de bonnes conditions, et le nectar ingurgité, les deux énergumènes avaient rétréci suffisamment pour atteindre la taille de souriceaux frêles et sveltes. Et voilà qu'ils se faufilaient maintenant dans une canalisation menant au studio de l'étudiant en question. C'est qu'il avait minutieusement étudié les plans de la ville en la matière, atteignant des sommets en matière d'obsession que son adversaire ne pouvait désormais plus lui envier.
Les deux créatures galopaient donc en direction du studio de l’étudiant hindou qu’ils découvrirent en train de se masturber sur la photo d’une jeune fille, apparaissant trois fois en plein écran, l’individu possédant trois ordinateurs. Une crème lubrifiante était posée sur son bureau où chaque chose d’ailleurs était rangée à sa place, y compris les sachets de shit et de kétamine qu’il consommait quotidiennement lors de ses sorties nocturnes. Une vie de luxure et de dépravation que Pamit avait pris soin d’orchestrer de façon méticuleuse.
Mais François-Xavier n’avait pas rencontré Claire et benjamin par hasard. Stalker invétéré lui aussi, il s’était en fait arrangé pour que ces derniers tombent sur l’annonce qu’il avait rédigé tout spécialement pour eux, dont il avait étudié le profil au préalable, les ayant pris en filature depuis un bon bout de temps. Au vu de leur QI et de leur excentricité certaine, il savait en effet que ces derniers répondraient à cette offre. Et il se trouve qu’il connaissait aussi leurs finances, ayant remarqué durant la pause de midi lorsqu’ils étaient dans les parages (il avait bien sûr étudié leurs emplois du temps dans les moindres détails) que leur déjeuner ne se réduisait bien souvent qu’à une portion de pâtes sans autre accompagnement qu’une sauce en pot. Et pourquoi Claire et Benjamin se trouvaient être dans cette dèch’ complète ? Probablement parce que ces deux étudiants étaient un petit peu trop en dehors des clous pour se faire à la redondance et au non-sens d’un travail au Mcdonald’s, et c’est entre autres l’une des raisons pour lesquelles il avait jeté son dévolu sur eux.
Les deux comparses attendirent donc patiemment que l’informaticien ait terminé son affaire pour observer la suite des événements. Ils l’observèrent donc, ayant la vue assez aiguisée étant donné leurs attributs de souris pour mieux comprendre ce qui se tramait là. L’étudiant hindou, d’après ce qu’ils avaient pu comprendre, lorsqu’il n’était pas au téléphone avec sa famille ou ne se bourrait pas la gueule avec des amis qui n’en n’étaient pas vraiment, passait le plus clair de son temps à parcourir les fils de conversations qu’il avait eu avec des filles qu’il dénichait sur des applications de rencontres. Tout semblait bien se passer, puisque le physique du jeune garçon avait plutôt du succès, du moins jusqu’à ce que ce qu’elles le rencontrent dans la vraie vie. Il est vrai que son attitude obsessionnelle doublée d’une introversion et d’un sens du contrôle de l’autre pour le moins exacerbés ne les mettaient pas vraiment en confiance, et elles prétextaient alors un empêchement pour mettre un terme rapide à l’entretien.
A d’autres moments, lorsque par chance le rendez-vous allait plus loin et qu’il arrivait à attirer ses proies dans sa chambre d’étudiant, elles finissaient quand même par lui passer entre les doigts, alertées par une addiction au sexe et à la drogue qu’il essayait pourtant de dissimuler derrière une apparence décontractée et d’épaisses lunettes derrière lesquelles il les dévorait du regard. En effet, malgré ses efforts pour les mettre en confiance, en tout cas assez pour que certaines le suivent jusque chez lui dans son appartement du centre-ville, il était rattrapé par ses réflexes, qui consistaient à mettre soudainement à ses nouvelles amies une main au cul sans crier gare. Il lui arrivait aussi de sortir précipitamment un sachet de kétamine et de se mettre à sniffer un rail sans d’autre introduction préalable que “j’espère que tu comprendras” ; ce qui n’était pas pour rassurer ses camarades de jeu non plus.
Et au fil de semaines d’observation, le moins que l’on puisse dire est que les choses n’allèrent pas en s’améliorant. Plus l’étudiant devenait accro aux drogues dures, moins il avait de mal à camoufler son appétit sexuel et plus il cumulait les déboires amoureux. Tout ceci le poussa bientôt à organiser des fêtes dans l’appartement qu’il louait en plein coeur de Toulouse pour se sentir moins seul. Seul, il avait en effet l’impression de dépérir. Bien vite, des pensées d’angoisse sur le sens de l’existence firent irruption dans sa tête et le seul moyen qu’il trouvait pour échapper à ce vide sidéral était de jouer à des jeux de construction d’avions virtuels ou encore… De se vouer à ses addictions.
De leur côté, Claire et Benjamin, bien que grassement payés par François-Xavier, commençaient à trouver le temps long, reclus dans l’appartement de l’étudiant hindou. Non pas qu’ils n’appréciaient pas le poulet au curry mais qu’on ne pouvait pas dire que la vie de ce dernier fut des plus passionnantes qui soient. Et plus le temps passait, plus ils se questionnaient sur leurs chances de retrouver une apparence humaine un jour. Préalablement à la mission, François-Xavier leur avait donné un bel acompte, là n’était pas la question. Mais que se passerait-il si le produit qu’avait mis au point l’étudiant pour un retour à la vie humaine ne fonctionnait plus ?
Le problème était le suivant : ils n’étaient pas parvenus au bout de leur mission. N’avaient pas découvert le pourquoi de la transformation soudaine des profils de ces jeunes filles. Et pourtant, force était de constater qu’ils ne pouvaient plus vivre dans ces conditions. A vrai dire, au début, cet état animal leur avait plu, et il n’était pas rare qu’ils se baladent dans tout l’immeuble pour espionner les autres voisins, volant au passage des victuailles dans leurs cuisines qu’ils n’auraient jamais eu les moyens de se payer en temps normal. Les bijoux, eux, se révélaient trop compliqués à dérober, si bien qu’ils s’étaient contentés d’une dizaine de bagues qu’ils avaient planqué dans une pièce attenante de la chambre de l’étudiant, remplie de teinture pour cheveux, de magazines pornographiques et de gadgets à caractère fétichiste. Rien qui puisse cependant augurer que Pamit puisse tomber dans des travers criminels, comme se prenait à le croire François-Xavier. L’étudiant était simplement obsessionnel et frustré, pas de quoi en faire tout un fromage.
Bref, au début être des souris avait été rigolo, mais voilà que l’usage de la parole et même la socialisation en général devenaient pressantes. Cependant, la veille du jour où ils s’apprêtaient à regagner les pénates de François-Xavier plus tôt que prévu, ils découvrirent quelque chose d’intéressant. Il se trouve que l’étudiant piratait maintenant les comptes Tik tok des jeunes filles ayant refusé ses avances pour y afficher des photos à son effigie. Mieux encore, il allait jusqu’à inventer des conversations entre lui et elles dans lesquelles il mettait en scène des jeux de séduction cousus de fils blancs en répondant à leur place à ses propres messages. Or, bien sûr, dans lesdites conversations, il parvenait toujours à ses fins, à savoir les mettre dans son lit. Est-ce que l’étudiant allait commettre un viol ou un crime pour autant ? Il paraissait très frustré de ces rejets à répétition, mais semblait tout de même trouver quelque réconfort dans les échanges fantasmés avec ces femmes.
Après obtention de cette information décisive, ils décidèrent donc de retourner au domicile de François-Xavier, le retrouvant avec beaucoup d’aisance grâce à leur sens de l’orientation désormais bien aiguisé. Il l’attendirent patiemment à son domicile, grignotant des miettes de pizza qui gisaient sur son bureau. A la fin de la journée, remplie de conférences et de séminaires, (François-Xavier était déjà entré en thèse alors même qu’il n’avait même pas 20 ans) il déboula. Il posa négligemment sa sacoche sur son lit, se fit du café dans la bouilloire trônant sur sa table de chevet et commença une partie d’échecs. Pour dire vrai, François-Xavier n’était pas studieux pour un sou et savait qu’il pouvait se le permettre. Pourquoi travailler en dehors des cours lorsqu’on est capable de réciter leur contenu presque mot pour mot rien qu’en les entendant ?
C’est alors que Claire et Benjamin se rappelèrent à son bon souvenir, faisant irruption sur son clavier d’ordinateur. Seulement, pour lui délivrer le fruit de leurs découvertes, il leur fallait reprendre une apparence humaine et c’est la raison pour laquelle ils se mirent bientôt à sautiller pour indiquer à l’étudiant sans détour qu’ils comptaient bien reprendre leur liberté un jour. Surpris par leur arrivée prématurée, il s’interrompit dans ses amusements. Privés de la parole, ils lui firent comprendre bientôt par des gestes saccadés qu’ils attendaient avec impatience le nectar qui les ferait redevenir humains.