Laissez-moi vous conter mon histoire, comme une bouteille à la mer, un témoignage que vous croierez ou non, mais cela n'est pas mon affaire...
J'ai été transformé il y a fort longtemps. A l'époque, je n'étais qu'un coureur de juppons. Je venais de la petite bourgeoisie, une famille qui avait fait fortune dans le vin, une de ces familles qui avaient su monter un bon commerce dans la campagne profonde de Hongrie, et qui n'avait pas eu besoin dee l'industrialisation pour prospérer. L'alcoolisme existe depuis la nuit des temps, du moins mes deux siècles d'existence me le donne à penser... J'en ai connu des ivrognes, à qui nous avons vendu, avec mon frère et mes parents, des tonnons et des tonnons, ces mêmes paysans qui prétendaient ne pas avoir la fortune nécessairre pour nourrir et instruire leurs gosses ! Ah, cette canaille humaine aura toujours le don de me faire rire.
Une canaille, j'en étais une belle aussi ! On m'a bien donné un précepteur, mais de l'instruction, je m'en fichais. Je voulais simplement chevaucher mon cheval pour aller vendre quelque voluptueux nectar à quelque humain en perdition... C'est que la misère humaine a toujours été le terreau le plus fertile qui soit lorsqu'il s'agit des affaires ! Alors je montais mon cheval et j'allais prospecter la clientèle, comme on dirait de nos jours... Et bien sûr, sur la route, je ne me privais pas de quelque mignardise égrenée par-ci par là, si vous voyez ce que je veux dire ! Il faut dire que j'avais - et ai toujours - une belle gueule, comme vous dîtes, vous, humains des temps modernes.
La luxure, elle, est universelle, et voilà qu'un soir, me reposant dans une chambre d'hôtel d'un comté du sud de la Hongrie, j'entends toquer à ma porte. J'étais tellement las et saoûl, après un énième soir à faire le beau au comptoir du bar de l'hôtel, dragouillant la gente féminine qui passait par, là, comme à mon habitude... Endimanché, je contais fleurette à ces dames, usant de mes talents d'humour et de mon charme pour en attirer une dans les filets de mon antre... Comprenez ma chambre d'hôtel ! Aucune n'avait encore cédé ce soir, et j'étais bien parti pour faire choux blanc. Une femme néanmoins, à distance du comptoir où j'enchaînais blagues et contrepéteries, se tenait dans l'ombre. Malgré la lumière faible de la taverne, je n'avais pas de mal à distinguer son visage jeune, un visage rond de poupée, un visage tout ce qu'il y avait de plus slave... Un visage d'une pâleur très prononcée. Je n'avais déjà plus tous mes esprits, mais me rappelle de cela, tant cela m'avait frappé. Le visage, malgré le fait que cette jeune fille se tenait dans l'ombre, luisait, tant sa blancheur ressortait... Elle était attablée, mais ne buvait rien. Aussi je l'invitais à me rejoindre, moi et mes amies d'un soir, au comptoir du bar, un peu émoustillé à l'idée de voir de plus près ce spécimen de la nature et de me donner en spectacle une énième fois.
Je lui hurlais à travers la pièce de venir, de ne pas rester seule la mignonne, que plus on est de fous, plus on rit ! A ces paroles, elle ne réagit pas, se contentant de m'observer sans un mot. A ce moment là, je fus comme happé, aimanté par ce regard et mes yeux globuleux de gamin ivre ne purent faire autrement que de se plonger dans les siens. Et bien que sous l'emprise de l'alcool, je fus choqué par la profondeur de son regard, qui détonnait littéralement de par l'aspect juvénile et innoncent de son visage. Ce regard, en effet, semblait provenir d'une autre époque. C'était un regard qui avait vécu, Dieu sait quoi, mais pour sûr, ce regard n'était pas celui d'une jeune fille... Je détournais le mien instinctivement, presque effrayé par cette découverte, mais aussi le silence glaçant de cette personne, qui ne semblait pas avoir l'intention de répondre à mes avances lancées à la volée.
Peu importe, je continuais à me donner en spectacle, abreuvant mon public féminin de quelques bières liqueurs fruitées, tout en espérant un retour sur investissement qui ne se ferait pas attendre. Après avoir écoulé toute ma monnaie à rincer ces dames, et trouvant encore assez de discernement pour regagner ma chambre d'hôtel, - c'est qu'il m'en fallait désormais beaucoup pour être complètement saoûl - je titubais dans les escaliers étroits pour enfin m'alonger sur un lit qui l'était tout autant... A bout de souffle et surtout, comble de l'ironie, seul...
Peu de temps après, une main a cogné contre le bois humide de la porte. Puis, en l'absence de réaction, un second coup se fit entendre. Et sans que je puisse avoir le temps de me redresser sur ma couche pour tendre la main vers la porte, une femme se pencha vers moi et m'enlaça. Elle m'enlaça jusqu'à ce que son emprise, dont j'essayais de me défaire, se fasse totale. Et c'est là que je réalisais, dans le brouillard de mes pensées d'ivrogne, que j'étais pris au piège des bras frêle d'une créature à la force surhumaine. Je devinais que c'était une femme, même à la lueur faible des bougies, car sa voix me chuchota de ne pas me débattre, etq ue mes cris n'y feraient rien. Elle plaquait sa main devant ma bouche et s'avança jusqu'à mon cou. Je ne comprenais pas ce que voulait cette chose et me débattais de toutes mes forces, mais c'est comme si chaque mouvement que je pouvais initiais se trouvait bloqué, étouffé par ces petits bras de fer...
Voici ce dont je me rappelle, et aussi ces mots qu'elle prononça, avant que je fus pris par une douleur qui signa, j'en suis sûr, l'arrêt de mort de ma vie pathétique d'humain en ce bas monde : "Je te condamne en ce jour à la vie éternelle, pour qu'au fil des siècles tu te lasses de tes plaisirs vains et charnels."