« C'est le lot de tous les riches de nos jours, pas besoin d'être grand sociologue pour le savoir. Les enfants débarassent votre carcasse de la maison familiale et font place nette pour vous foutre dans un institut prévu à cet effet. A l'effet des vieux, oui, vous avez bien compris, avec l'argent de la baraque, ils vous payent l'hôtel. Mais alors attention, l'hôtel suprême ! L'hôtel de luxe. J'ai nommé la maison de retraite. Retraite de quoi, d'ailleurs ? Est-il seulement possible de se mettre à la retraite de son existence ? 

Moi j'aimerais bien, tiens, me mettre à la retraite de la tristesse, du manque d'inspiration ou de la décrépitude de mon corps déshydraté... Mais non. Pas possible. 

Me voilà donc ici depuis trois semaines, presque à regretter l'époque où les valeurs conservatrices interdisaient à ces petits cons de larguer les amarres lorsque vous deveniez un peu trop envahissant pour leurs plannings surchargés. Trois semaines dans cette chambre d'hôpital améliorée, ce mouroir où l'on a le luxe de pouvoir crever tranquille ! 

Je sais bien que je n'ai pas été un père examplaire... Carriériste, très autoritaire, pas forcément fidèle, un peu violent sur les bords... Pas de quoi se pavaner quant à un amour paternel digne de ce nom, hein ? Je sais tout ça. Pas assez présent, et pas forcément aimant. 

Maintenant que je suis seul dans cette petite pièce, cette petite cellule qui donne sur la marre aux canards du parc, autant dire que j'ai tout le loisir de m'appesantir sur ces souvenirs qui remontent à la surface, comme la vase d'une eau stagnante faite des non-dits qui se sont accumulés ces 30 dernières années. Ca laisse du temps à la rancoeur de s'installer, 30 ans, pas vrai ? 

Je suis comme un taulard dans sa cellule, un lion en cage qui rugit contre les murs, qui fait des allers-retours dans le bordel des "si j'avais su...". 

Bah, c'est de bonne guerre, quand j'y pense. C'est comme si après toutes ces années à en avoir profité, c'était à leur tour. »