Depuis que la "métropole" comme on disait, s'était développée, Marcel avait peine à faire fonctionner son tabac. Les petits vieux du quartier -enfin, ceux qui restaient- venaient de temps à autre pour boire leur café du matin, fumer leur petite clope (enfin, pour certains, le cancer était déjà passé par là donc il fallait y aller mollo) mais c'en était tout, ils repartaient vers 10h/11h et on ne les revoyait que le lendemain au mieux ! 

Les après-midis étaient bien longs. Ils s'étendaient comme des chewing-gums mâchés et rata-mâchés sans goût et sans saveur. Et les soirées étaient pires avec la nuit tombée. Ca n'était pas compliqué, Marcel, parfois, fermait le tabac. Purement et simplement ! Il fermait boutique car comme il disait "Quitte à s'ennuyer, autant l'faire avec ma femme à la maison et au chaud !" C'en était fini des apéritifs après le travail où l'on venait gratter des jeux pour oublier qu'on avait passé sa journée à trimer à l'usine pour pas grand-chose... Et se donner du beaume au coeur. Non, il n'y avait plus d'usines de toute façon, tout avait été "délocalisé" comme ils disaient à la télé, en Pologne ou on ne sait où... Ces gens là qui venaient boire des cafés le week-end l'après-midi ou des pintes après le travail étaient soit à la retraite, soit au chômage, soit morts. Ou alors remplacés par d'autres, qui vivaient dans des banlieues résidentielles où les déplacements domicile-travail fatiguaient trop pour avoir le courage de mettre un orteil dans la boutique. 

Le travail s'était éloigné dans la grande ville, cette foutue "métropole" comme ils l'appelaient, oui... Cette salope avait tout absorbé depuis qu'il n'y avait plus d'usines, le travail et les clients qui allaient avec ! Marcel n'était pas expert-comptable ni sociologue, mais son sens de l'observation le trompait peu... Et tout compte fait, il fallait l'être tout de même un peu, sociologue et psychologue pour tenir un endroit pareil et donner envie aux gens de venir fêter les petites choses quotidiennes de la vie ici et faire leurs blagues racistes et homophobes. (Car oui, ce tabac était un défouloir aussi quand venait le soir et que le ras-le-bol se lisait sur les yeux des ouvriers) C'en était fini des fous rires au comptoir et des joyeuses tablées. De la patience aussi, il en fallait... Beaucoup de patience... 

C'est ainsi que Marcel, sur les conseils de sa femme, s'était rendu à l'évidence : Il fallait "diversifier le marché" comme on disait ! Oui, c'est cela, verser dans la pluridiscipline. Le tabac était donc devenu un lieu de réception de colis ainsi que d'ouverture de comptes en banque en un click et de vente de cartes prépayées. Non, clairement il ne fallait pas miser sur la vente de magazines et de journeaux, Internet les avait plus ou moins remplacé depuis longtemps, pas besoin d'enquêtes stat pour le savoir ! Et l'avenir dirait très bientôt si ce lifting entrepreneurial serait suffisant pour mettre un coup de "boost" à son business...