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Et puis, il faut dire que ces deux là avaient déjà acheté une grande maison qu’il fallait bien remplir, n’est-ce pas ? C’est ainsi qu’ils concevèrent une petite fille, cependant une petite fille bizarre, une petite fille un peu… Différente des autres enfants, ce qui ne leur plaisait pas beaucoup.
Les années passèrent et la belle infirmière devenait moins belle de jour en jour. Bien sûr, sa beauté se flétrissait avec l'âge, mais surtout, ses traits se déformaient à mesure que la méchanceté se répendait en elle comme du venin. Elle devenait aussi grosse et bouffie, enflant à mesure que l’homme et elle se repaissaient du malheur des autres, dont l'homme et elle aimaient à dire du mal à longueur de journées derrière les grandes fenêtres de leur grande demeure… Jusqu’à ce que la belle infirmière devienne très très laide et à l’image de ceux qu’elle et l'homme critiquaient et critiquaient sans cesse. Et puis, il y avait cette sorte de venin incolore et inaudore qui s'était imprégné en elle et se déversait maintenant dans toute la maison, cette si belle maison dont les murs, désormaient, transpiraient eux aussi la jalousie, l'intolérance et la haine. La petite fille ressentait, voyait ce venin qui imbibait chaque centimètre carré des lieux et nourissait, secrètement et depuis toujours, l'ambitition d'en partir. Alors à défaut de pouvoir faire son baluchon, elle conversait avec des amis imaginaires à qui raconter ses peurs, sa tristesse, et surtout son incompréhension face à tant de méchanceté. Des amis qui étaient en fait des esprits veillant sur ses délicates boucles d'or.
Et Dieu sait qu'il lui fallait leur aide, car il arrivait parfois à l'homme de frapper la petite fille lorsqu'elle se montrait un peu trop rebelle et désobéissante, défiant l'homme pour trouver un jour peut-être au fond de ses yeux, une once d'autre chose que de l'indifférence. Mais pourquoi cet enfant de malheur ne faisait-elle donc pas comme sa chère mère ? On se le demande encore ! Parfois, il offrait des cadeaux qui coûtaient chers à l'enfant en guise de dédomagement de sa violence et de son absence... Un deal qu'il scellait tacitement avec elle pour avoir la paix. Avec l'enfant et avec lui-même, se rachetant une conscience !
Toujours est-il que le temps passait et que l’emprise de l’homme s'était faite de plus en plus forte, exerçant désormais le contrôle le plus total sur l’infirmière, l’enfant, ainsi que la maison. Il voulait une infirmière pour veiller sur lui de jour comme de nuit car il avait, secrètement, peur du monde et des autres.
Il était interdit d’inviter des amis en sa présence et il imposait son avis sur tout et tout le monde, le présentant comme l'ultime vérité absolue. Gare à celui qui le contredirait, ignorant qu’il était ! Mais l’infirmière ne bronchait pas et gardait toujours la grande maison vide et propre, de sorte à ce que quand l’homme revienne du travail, il la trouve bien à son goût.
Ce deal semblait parfaitement convenir à l'infirmière, qui en échange de sa liberté avait la famille et la maison qui lui donnaient l’illusion de la stabilité. Mais l’enfant, elle, n’y trouvait pas son compte et se mourrait de jour en jour de solitude, princesse dans une prison de solitude dorée à subir les mêmes schémas répétitifs, jusqu’à ce qu’un jour, elle reprenne sa liberté et qu’elle trouve la force de quitter sa dépendance affective et le plus haut donjon de la plus haute tour de la prison dorée, qui lui donnait l’illusion de la sécurité. Mais pour cela, il fallait malheureusement attendre le tome 2 et cela ne concernait plus le point !
Dans le tome 1, rien ne changerait jamais et c’est pourquoi le point de l’histoire aussi se désespérait de connaître un jour une autre vie, de pouvoir être peut-être le point final d’une histoire emplie d’espoir. Et puis, cette bibliothèque elle aussi était assez misérable… Depuis que les smartphones avaient débarqué, les visiteurs se faisaient rares. Si rares d’ailleurs que ce pauvre point n’avait pas vu la lumière du jour depuis des lustres ! Cela faisait des années que personne n’avait jamais ouvert ce livre, et encore moins à la toute dernière page de l’histoire, car plus rares étaient encore ceux qui s’y aventuraient jusqu’à la fin…
Si bien que lorsque Gaëtan ouvrit le livre pour lire l’histoire jusqu’au bout, le point ne se fit pas prier : Il s’empressa de sauter sur l’occasion pour lui sauter au visage et y prendre place, et plus précisément sur son nez…
Sans perdre une seconde, c’est ce qu’il fit, lui sauter dessus pour prendre une bouffée d’air frais, hors les murs des pages ! Cela faisait une éternité qu’il voulait se dégourdir l’encre et aspirait lui aussi à son lot de bonheur et à explorer le monde.
Alors paf ! En deux tiers de seconde il se retrouva sur le nez de Gaëtan, un gros point noir sur le pif. Seulement, Gaëtan, qui prêtait déjà une attention toute particulière à son apparence malgré son assez jeune âge (13 ans) le remarqua lorsque devant la glace, en ce terrible mardi matin avant d’aller au collège, il s’appliquait du gel sur les cheveux. Et en effet ! Quelle ne fut pas sa surprise de constater, sur son nez d’habitude impeccable et sans une once d’acnée, ce gros point noir qui se tenait là, fier de lui, au milieu de sa peau d’un rose si délicat.
En voilà, une provocation ! De rage, il se saisit d’une pince à épiler et commença à charcuter son nez, pressant les deux extrémités de sa peau pour que l’objet de son malheur s’en aille le plus vite possible. Et il pressa avec tant d’empressement que le point, furieux lui aussi, fut délogé de son écrin de chair pour venir faire un vol-plané et atterrir sur le dos du chien qui passait par là.
Si bien que le point se retrouva à nouveau prisonnier, coincé dans cette touffe épaisse et moite au milieu des tiques et des puces et brinquebalé de partout au gré du trottinement de l’animal, quand ce n’était pas ses jappements qui troublaient sa quiétude !
Alors le point n’attendit pas de faire le point : il prit le large pour s’enfuir à nouveau. Mais pour aller où, me direz-vous encore ? Et c’est là qu’un point sur la question s’avéra utile… Le point fut pris d’assaut par tout un tas de questions existentielles, mais aussi par un certain sentiment de solitude… A peine venait-il de se mettre à la découverte du monde que déjà la question d’y trouver sa place le tracassait. Mais où se situait le bonheur, exactement ? Pas entre les lignes d’une histoire dont on avait de sérieux doutes sur sa fin heureuse, c’était certain.
Mais quelle fonction avait-il dans ce monde alors, ce monde qui ne semblait pas vouloir de lui ? Lui voulait vivre sa vie, non la subir, un point c’est tout. Mais comment, comment être libre de ses choix lorsque l’on est un point, un tout petit point dans l’espace et le temps ? A mesure qu’il réfléchissait il enflait, enflait, enflait, gonflé par toutes ces questions, à tel point que son cerveau, bientôt, décuple de volume pour prendre la forme d’une immense virgule flottant au-dessus de son petit corps inerte. Le point était devenu point d’interrogation.
Désespéré, le point erra un certain nombre d’heures, baladant sa virgule de tristesse entre les murs, entre les brins d’herbe, entre les ronces comme l’on traîne un boulet… Il était vraiment temps de mettre les points sur les i.
C’est alors qu’un petit être attira son regard. La créature se dorait la pilule, sa carapace luisante rouge et noire sous le soleil d’été. Le point ressenti immédiatement une familiarité, comme si cette créature tombait à point nommé. Cette fois-ci, le voici sur le dos d’une coccinelle. Le point, au milieu de tous ces autres points, n’était plus qu’un vulgaire point noir ! Il ornait ces ailes, les décorait, par un fulgurant effet de contraste entre le rouge et le noir, et cela n’avait pas de prix. De toute sa vie, le point ne s’était jamais aussi senti mis en valeur, apprécié, intégré dans un ensemble aussi harmonieux. Et cette joie était d’autant plus présente que sur les ailes de cette coccinelle, il pouvait sentir l’air ébouriffer son encre. Jamais il n’avait connu de sensation plus intense et n’avait cru qu’une telle sensation de liberté soit possible ! Voler sur les ailes d’une coccinelle, en voilà une idée, lui qui quelques jours auparavant était encore pris en sandwich dans ce livre lugubre !