Odile, 

Tu m'as demandé de te raconter New-York et ce stage d'anglais hors de prix... Tu voulais des détails sur le graal de ma future ascension sociale. Eh oui, à ce que tout le monde dit, sans l'anglais, en 2024, on ne fait rien ! 

Le stage était bien, oui. Le lit était confortable, check. Les cours, intéressants, check. Les gens gentils et blablabli, et blablabla. Tu me diras, pour le prix que ça coûte, ce genre de stages, il vaudrait mieux ! 

Honnêtement, je n'ai pas vraiment envie de tergiverser sur cette machine à fric, et encore moins sur les conversations vides de sens que j'ai pu avoir... Parler pour pratiquer l'anglais... Parler pour parler... Tout cela me laisse songeur. 

Pour tout te dire, j'en étais même arrivé à me demander ce que je foutais au milieu de tous ces gens auxquels je devais faire la causette pour apprendre la langue. Tout ça pour obtenir une promotion dans une boîte que je maudis tous les jours un peu plus... Elle m'a à l'usure, cette salope, et ils m'ont tous à l'usure, ces collègues et leurs gentilles ambitions emballées dans de gentilles intentions, emballées elles-mêmes dans de gentilles habitudes. 

Parfois je me dis "vivement la retraite", et puis je me dis que ça revient à dire "vivement la mort". 

Pas parce que les gens qui arrivent jusqu'à la retraite meurent d'une maladie grave avant d'avoir le temps de profiter de la vie -quoique c'est vrai aussi- mais parce que bien souvent, ceux qui y parviennent sont déjà mort de l'intérieur, ont déjà eu le temps de se faire rouleau-compresser le coeur et le cerveau par les contraintes sociales qu'ils s'imposent à eux-mêmes pour donner à leur vie une putain de direction. (Oui, c'est à dessein que je n'utilise pas le terme de sens.) Il n'y a qu'une seule chose qui tienne à peu près debout au milieu de ce gloubi-boulga égotique... Certains l'appellent "l'âme". Quelque chose qui observe, quelque chose qui apprend plutôt que de s'engouffrer dans la mêlée. 

Mais, trêve de digressions ! Il y a eu cette ascension là, Odile. Cet unique moment qui a légitimé le pourquoi de ma venue ici, sur cet autre continent. En à peine 10 minutes, les 10 000 euros ont été amortis, ma vieille. 

On nous a fait entrer dans cet ascensseur immense et avec ces parois entièrement faite de verre... L'Empire State Building. Cette cathédrale d'acier et de verre, temple de la finance. Oui, j'y étais. Cette tour, munie d'une arrête qui déchire le ciel... "Skycrapper", ils appellent ça ! Celle que l'on voit sur le mythique album d'Oasis, le tout premier en date. 

Et tout le monde, pour une fois, était silencieux. Tout le monde fermait sa gueule. Plus de dictaphone, de corrections, de coachs de je ne sais quoi... Tout le monde se taisait et regardait. Regardait cette forêt métallique à la fois terrifiante et inspirante, produit du progrès humain. Le soleil perché dans un ciel bleu qui se reflétait sur des centaines de milliers de vitres, peut-être des millions... 

Mais lorsque nous avons atteint le 86ème étage, il n'y avait plus de progrès humain qui tienne, et même plus d'humain du tout, d'ailleurs. C'était moi et le ciel, un ultime tête-à-tête. Cette attraction pour grands enfants m'avait amené plus loin que prévu. Et le vertige était délicieux, car il me rappelais que j'étais toujours sur Terre, dans cet enfer conscient, mais que je m'en éloignais, que j'étais à mi-chemin de quelque chose. Quelque chose de spirituel, je ne sais pas, mais au moins quelque chose de cosmique. C'est sûr, j'avais côtoyé, quelques minutes durant, mes hauteurs.