Depuis le pont elle pouvait déjà entendre la musique techno battre son plein et déverser ses ondes fracassantes dans l'air, comme un appel au ralliement des teuffeurs, des jeunes, des poivrots, des désoeuvrés et en fait de tous ceux qui voulaient oublier leurs problèmes en ce samedi soir d'été. De le grosse deep techno qui tabasse en plein-air, façon rave-party mais dans un cadre légal. Cette grosse fête gratuite organisée par la ville étant une pure et simple invitation à la beuvrie et à la consommation camouflée derrière un vague projet de politique de la ville à mi-chemin entre l'écologie, la cohésion de quartier, les trames vertes et bleues et la culture, parce qu'il fallait bien le saupoudrer un peu de cela !

On pouvait sentir les effluves de shit, peut-être pas passé le seuil de l'entrée mais aux abords de la scène, située tout au fond du parc. Elle, avait juste envie de sociabiliser avec des jeunes "de son âge", car c'était l'été et il se trouve qu'elle aimait la techno. C'est ainsi qu'elle s'était inscrite à cette fameuse soirée Frimake organisée par une certaine "July", comprenez "Julie". Non sans appréhension, il faut bien le dire, mais la fleur au fusil. Il faut reconnaître que la sociabilisation, par définition, n'avait jamais été son truc, mais ceci était vrai à plus forte raison avec des gens pris au hasard sur un réseau social parfois douteux. 

Bon, elle se doutait déjà tout de même un peu des événements. Que le but n'était pas tant la qualité de la musique que de boire tout son saoûl, et que cette dernière n'était là que pour accompagner un état de transe artificiel. Oui, elle le savait bien. Elle savait aussi que les conversations promettaient d'être au niveau de la mer et ponctuées de codes sociaux destinés à prouver combien à 30 ans on est cool, blasé et qu'on connaît déjà tout de la vie. 

Seulement voilà. Elle avait envie de se sentir un peu normale, pour une fois, un peu comme les autres de son âge, légers dans leurs envies, légers dans leurs ennuis. 

Il faut dire que ces derniers temps, elle qui n'était déjà pas bien sociable, s'était encore plus mis en retrait des mondanités consistant à aller boire un verre où à aller montrer la marchandise sur un dance-floor... 

Danser n'est pas se dandiner. Et techno ne veut pas forcément dire "boom boom". Les valeurs étaient d'entrée de jeu différentes, mais jouer aux apprenties-sorcières capables de mélanger l'eau et l'huile était un exercice auquel elle avait toujours aimé se prêter, comme pour s'auto-convaincre que tous les hommes un jour pourraient cohabiter ensemble en harmonie. Raison pour laquelle elle enseignait l'anglais d'ailleurs, pont symbolique qu'il était entre les citoyens du monde. Pont symbolique entre particulier et universel. 

Sorcière, elle l'était. Pas dans le sens où elle s'adonnait à on ne sait quels rituels secrets, on ne sait quelles pratiques obscures. (Quoique toute pensée répétée suffisamment de fois dans la tête et dans le coeur finissait par avoir quelque impact sur la matière, il paraît que cela s'appelait métaphysique...) Dans le sens où elle voyait pour ainsi dire à travers les gens depuis toute petite. Elle ressentait en fait leurs plus petites émotions et leurs plus cachées intentions sans qu'ils aient vraiment à s'épencher là-dessus. 

Mentalisme ? Analyse au peigne-fin du langage non-verbal ? Sans doute, oui, car elle n'avait pas qu'une face intuitive, elle avait aussi une face rationnelle pure et dure. Mais cela n'était pas suffisant pour expliquer la facilité et la rapidité avec laquelle elle lisait les gens qui croisaient son chemin, quels que soient leurs âges, quels que soient leurs statuts. C'est comme si chaque être humain recelait une musique unique en lui dont elle percevait chacune des notes. Comme si chaque trait d'expression qu'ils pouvaient avoir renvoyait à quelque chose de plus profond que ce qui était exprimé stricto-censu, venant révéler chacun un pan de leurs âmes. Comme si les codes commodes de leurs paroles et de leurs agissements étaient transparents à elle. Non seulement elle se foutait des apparences, mais encore elle voyait au-delà. 

Non pas que ses parents n'aient pas fait en sorte qu'elle rentre dans une case, et que depuis cette case où elle se tiendrait bien droite, elle la ferme. Mais sa vraie nature, elle, refaisait toujours, obstinément surface, et ils regardaient la scène d'un air dubitatif en prenant soin de dissimuler leur envie. 

Ce soir, la fête battait son plein dans le parc public de la ville. La température était élevée et sa perception des sens, sans même avoir bu une seule goutte d'alcool à ce stade-ci de la soirée, était déjà déformée par toutes ces sollicitations extérieures, tant le nombre d'informations à traiter simultanément était grand, trop grand pour son petit coeur et sa petite tête. Elles se confondaient toutes dans un gloubi-boulga confus et indigeste. Pourtant, ses ressentis à elle quant à l'atmosphère et aux intentions des jeunes qui composaient le groupe lui apparaissaient clairement. Tout cela l'oppressait. Elle pouvait, sans même faire plus d'efforts que cela pour se connecter à l'égrégore de ce lieu, sentir toute la bestialité des instincts les plus bas se déchaîner ici, véritable caniveau énergétique de tous les fantasmes inassouvis et de toutes les frustrations inexprimées. 

Les gens battaient le pauvre gazon qui n'avait rien demandé à personne de leurs sneakers bariolées, sautant sur le sol au rythme d'énormes caissons de basse qui balisaient la scène. Ou alors ils faisaient la queue pour obtenir le précieux ratio d'alcool qui les emmènerait loin, très loin des limites qu'ils s'étaient fixés à eux-mêmes... Bref, il fallait qu'ça bouge, n'est-ce pas ! 

Dans la bande, il y en avait pour tous les goûts et les couleurs :  la blonde au regard révolver, la petite grosse qui a toujours le mot pour rire, le plombier à la belle gueule qui suit le troupeau, et ainsi si de suite. Tous, bien dans leurs rôles et leurs personnages, tous à leur place. Tous, sauf elle bien sûr, déjà fatiguée de prendre part à ce jeu de rôles bien rodé. Non, décidément ce soir non plus, elle ne serait pas "normale", ne fusionnerait pas avec la masse des 18-35 ans dans un joyeux oubli de soi. Elle disparaît donc, comme un petit animal affolé ayant recouvert sa liberté. Invoquant poliment la fatigue, elle disparaît dans la nuit d'été et repart comme elle est venue, anonyme, ombre parmi les ombres du groupe. Tous se promettant le lendemain de se revoir au plus vite pour "remettre ça". L'amant d'un soir qui vous chuchotte à l'oreille qu'il vous rappellera avant de s'éclipser pour toujours.