Petite fable librement inspirée de Nietzsche dans le Zarathoustra sur les trois métamorphoses. 

Suite : LE LION. 

Le lion se redressa de tout son corps. Ce corps d’où jaillissait désormais le oui à la vie ; celui qui lui avait conféré la force de dire non. 

Toutes les peurs étaient imprimées dans sa rétine, et les siennes étaient conscientisées dans le vertige d’un vortex de rétroaction sur sa propre réalité. L’humilité de l’auto-critique. Il se perdait encore quelque peu dans les méandres de son impitoyable réflexivité, mais plus il avait foi en la vérité qu’il venait d’entrapercevoir, plus le déséquilibre s’estompait, dissipant du même coup le flou marécageux du tragique de ses errances passées. 

Son regard se faisait neuf sur l’existence, et de sa nouvelle solitude -celle qui est trop grande pour s’y sentir un jour à l’étroit et qui est trop froide pour risquer de s’y endormir-, il bénéficiait maintenant d’une vue imprenable sur les hommes. 

Il les contemplait, confortablement assis sur ses pattes arrière faisant office de trône, et le spectacle, bien qu’admirable -comme toutes les mises en scène- lui semblait irrésistiblement incongru.

Tous ces êtres si différents qu’il avait rencontrés jusqu'alors lui paraissaient maintenant s’activer dans une synchronisation prodigieuse sous ses yeux, et c’est comme s’il ne s’était agi que d’une seule et même personne. Chacun de leurs gestes et de leurs pensées étaient pris dans une immense toile d’araignée qu’ils appelaient « network », et que d’aucun jadis avait appelé « Babel ». Et sur chacun des fils de cette toile scintillaient des gouttelettes argentées où se réverbérait toujours la même phrase, en lettres d’argent : « Tu dois ». La réverbération n’était pas si nette, mais on arrivait à distinguer chacune des lettres quand même. Ce système fractal était en quelque sorte verrouillé de l’intérieur. Il ne semblait à vrai dire connaître aucune faille, il s’auto-alimentait. Et pourtant, ce sont des tonnes de déchets de souffrance et de frustration qui s’amoncelaient non loin de lui, à quelques kilomètres de là. Le lion pouvait les discerner, de là où il était. 

Le lion se mit ensuite sur une falaise pour pouvoir apprécier encore davantage le panorama qui s’offrait à ses yeux et il s’aperçut encore que ces êtres affairés avaient le regard tourné vers une seule chose, un nouveau Dieu qu’ils vénéraient en travaillant et en consommant le fruit de leur travail, du nom de « Quantité ».

Tous s’acheminaient en file indienne vers le centre de la toile, et ce centre, ils aimaient à l’appeler « Liberté ». Liberté de consommer le fruit de leur travail, travail consistant à rendre possible la consommation ; ainsi la boucle fort bien utile était bouclée. On se doit d’avoir des droits, car les droits donnent lieu à des besoins, qui à coup sûr, seront quantifiés. 
 
Un rayon de soleil ocre vint balayer son museau, pendant qu'il tentait de convoquer une à une ses sensations à lui. La chaleur rehaussa le parfum ambiant ; un parfum aride de terre battue et de sable chaud.
Le lion, pour l'heure n'eut qu’un seul besoin, et ce dernier était naturel, libre de tout contrat, de toute formalisation qui serait quantifiable. Prise d’une violente envie de pisser, la créature s’exécuta et lâcha une flaque de liquide qui vint irriguer les arbustes surplombant la falaise sur laquelle il se trouvait. Les arbustes, et en fait bien plus encore, puisque le maquis sec environnant se transforma peu à peu en une oasis où l’abondance faisait claquer ses couleurs. 

Il se leva alors, et partit à la rencontre du monde qu’il venait de créer. Il parcourait l’oasis, s’y enfonçant de plus en plus, et portait librement et goulûment à sa bouche tout ce qui pouvait être mangé. Car ici, tout était à l’état de nature, et rien ne se monnayait encore. Car ici, aucun dogmatisme ne venait mettre à mal l’œuvre de la vie qui s’offrait à tout un chacun dans son plus simple appareil. Ici, au fin fond de cette solitude choisie, les droits et les besoins se confondaient en une cosmogonie harmonieuse ; paix cosmique d’un tête-à-tête avec la plénitude qui n’attend rien ni personne pour commencer à… vivre. 

Il s’abreuva d’eau et il s’abreuva de l'air frais généré par la palmeraie. Il dansa sous la pluie abondante, diluvienne, même. Une pluie chaude, l’enveloppant d’un voile voluptueux se confondant avec son propre corps. C’est que dans ces moments de communion avec les sens, il s’abandonnait au plaisir tout à fait et se transcendait. Oui, il devenait autre. Créature aquatique fantasmagorique. D’innombrables gouttelettes tambourinaient sur ses tempes, micro-vaisseaux vibratoires s'acheminant vers la plénitude.  

Autodéterminé ? Certainement pas. Le lion ne peut exister que dans la négation des peurs de l’homme, et c’est là sa plus grande faiblesse. Il faut de la force pour inventer des valeurs nouvelles, oui, mais de l’amour, bien plus encore pour qu'elles pénètrent le monde. L’amour ne saurait exister de façon durable dans la lutte pour un monde nouveau. Il faut encore construire, et construire avec plutôt que contre autrui. 

Et c’est ainsi que tout autour de lui se nécrosa peu à peu ; l’amour, étouffé dans la nomenclature du ressentiment de la rage et de la révolte. Tout se nécrosa en effet, révélant par là le cours ultime du cycle des saisons de la vie, rétroaction de l’univers en expansion qui ne cesse d’apprendre de lui-même.

De jour en jour, la palmeraie mutait. Elle changeait d'aspect. Sur la verdure d'été, l'automne de la certitude étendit ses badigeons de rouille. Quelques hibiscus basculèrent bientôt dans les ténèbres fauves. Puis la contagion gagna les autres arbres, à l'exception d’arbrisseaux vigoureux. Les fougères se parèrent d'un blond pâle. Les dattiers furent brinquebalés dans le vent aigre malgré leurs rudes tignasses rousses. Et peu à peu, les feuilles tombèrent, les unes, tout droit, pressées par le vent fouettard. Les autres, lentement, solennellement, après avoir plané sur les coulées d’air. Une véritable tempête se déclara alors, emportant toute fantaisie sur leur passage. Les grenadiers se dégarnirent un à un jusqu’à se mortifier tout à fait. La chevelure des citrus, elle, ainsi que celle des amandiers et des oliviers les lâcha par bandes, elle ressemblait à des nuées d'oiseaux affolés, voltigeant dans la grisaille qui prédominait sur des kilomètres à la ronde. Certains arbres résistèrent plus longtemps aux claques du vent et à la sentence de la pluie. Mais un beau matin, après une nuit froide, ils devinrent chauves, et leurs troncs, eux aussi se sclérosèrent. Bientôt, dans la prairie, qui rompait autrefois avec la savane, les fleurs disparurent, dévoilant une herbe devenue rêche et terne. Cependant que sous terre, obstinément persistaient les racines.

C’est l’oasis toute entière qui sombrait dans une période de vieillesse, de flétrissure jusqu’à retourner à son état primordial de maquis desséché par la fournaise du désert. Le désert… de la solitude.